Tout et rien et HABIBA 2
J'aimerai bien leur écrire, je suis à NICE.
hadj el katib Mais il n’était écrit nulle part que le destin, ce-qui-est écrit , tiendrait compte des plans de El Katib. Il arrive que les messages de l’homme qui prend impudemment la bénédiction divine pour fait acquis, s’égarent en chemin (les voies du Seigneur, on le sait, sont impénétrables…) et que ses voeux, les plus modestes comme les plus extravagants, se changent en gouttes d’eau qui grossissent le long fleuve des illusions perdues. Tout ça pour dire que Dieu avait concocté d’autres projets pour El Katib et sa famille. On sait peu de choses sur la période qui suivit. Une période troublée. Les bouches se sont tues si longtemps que le souvenir même s’est évanoui, perdu. Enterré. Par contre, ce qui est sûr, c’est que pour une raison aussi étrange qu’incompréhensible El Katib ne put obtenir d’Amina qu’elle engendrât la soeur et les deux frères qui auraient dû rejoindre Petit-Homme. Et puis il y avait eu une sorte de guerre. Cela avait commencé avec les militaires roumis, quelque part en 1912. On avait vite compris qu’il fallait compter avec eux, que tout venait d’eux, par eux, le progrès mais le dérangement, les routes mais les migrations, l’éducation mais la ségrégation, la sécurité mais les ghettos et les barbelés, la justice mais les ordres, les coups et parfois la prison. On disait même qu’il ne leur déplaisait pas de faire parler la poudre à l’occasion, et qu’ils défloraient volontiers les jeunes filles, mais on disait tant de choses… On disait aussi que les hommes en âge de servir la patrie, la patrie des roumis, allaient devoir quitter la famille, les animaux, la prairie pour rejoindre les rangs des pacificateurs. C’est à peu près à ce moment-là que l’absence de El Katib devint évidente mais personne ne savait ce qu’il était devenu. Amina s’était réfugiée dans un mutisme total, quant à Petit-Homme, ses airs entendus ne pouvaient que le discréditer ou le desservir : en vérité, la gamin ne savait rien. On avait beaucoup parlé d’un certain Abd-el-Krim, un berbère du nord, qui avait décidé de rendre leur dignité – sinon un pays – à ses habitants. Considéré comme un héros par ses pairs et un talentueux chef de guerre par ceux qu’il avait mis à genoux, on disait même qu’il aurait passé une partie de l’armée espagnole à la moulinette. (C’est de là que vient la chanson Tiens, voilà du chorizo , reprise plus tard par des légionnaires amateurs de boudin.) Au village, dans le cercle des sages, on chuchotait sous le manteau que El Katib avait rejoint les troupes d’Abd-el-Krim dans les montagnes du Rif mais pas un n’aurait pu apporter la moindre preuve corroborant cette sournoise accusation. Ce qui est certain c’est que Petit-Homme avait presque atteint l’âge d’être un vrai Homme sans préfixe quand les soldats roumis stoppèrent les élans patriotiques d’Abd-el-Krim et purent enfin s’approprier les montagnes de haschich du Rif. Entre temps, El Katib – heureusement démobilisé au moment idoine – décida qu’il serait judicieux de partir en pèlerinage pour La Mecque en attendant que la poussière retombe sur les contreforts des chanvrières. Presque-plus-Petit-Homme avait alors presque seize ans et il fut décidé qu’il accompagnerait son père, un calcul avisé quand on sait que ce dernier avait laissé la moitié de sa jambe droite aux mains de miliciens espagnols et rancuniers. el katib Il s’est rasé et habillé de blanc il a marché pendant des jours et des jours il a fait et refait trois fois le tour de la Kaaba et il a embrassé la pierre noire. Comme l’épouse d’Abraham il a parcouru sept fois le chemin entre le mont Safa et le mont Marwa il a par deux fois lapidé le malin il a fait toutes les prières et sacrifié le mouton. Hadj il est devenu tout le temps il a tenu la main de son fils et son fils l’a porté dans ses bras quand il n’en pouvait plus. Sur le chemin du retour Hadj El Katib est mort du choléra. Mektoub… Le Seigneur, dans sa grande sagesse et sa magnanimité infinie, avait donc décidé que Le Hadj El Katib avait usé tout son « tas de cailloux ». Dès lors ce serait son fils, Petit-Homme devenu homme sans préfixe, qui, pour avoir fait le pèlerinage et rempli toutes les clauses du contrat, se prénommerait dorénavant Hadj-Petit-Homme et serait propulsé au rang de chef de famille. Un rôle qu’il assumerait avec toute la modestie, la religion et l’humanité qu’on lui avait enseignées. Cette fraîche hadjitude se traduisit par la décision de porter en tout lieu et en tout temps la gandoura blanche, le turban et la barbe longue, d’ouvrir sa porte aux pauvres, de faire toutes les prières et de respecter les saintes écritures. Il n’arborerait aucun signe extérieur d’immodestie ou de vanité et fuirait toute notoriété, quoique Dieu décidât sur son avenir. Le temps passa. Par un beau jour de printemps Hadj-Petit-Homme épousa Lalla Zouina, certainement la plus jolie femme du village. Celle-ci, soucieuse de faire régner la paix entre les générations suggéra que la belle-mère – que Dieu la garde aussi loin de moi que possible – puisse s’installer ailleurs, comme dans l’ancienne noualla des chèvres à quinze pas de la khaïma nuptiale, ou même au diable, si c’est ce qu’elle préférait. La vie n’était pas vraiment différente pour Hadj-Petit-Homme et son épouse qu’elle ne l’avait été pour El Katib et sa chère Amina, si ce n’est que les chèvres étaient plus grasses, qu’un âne et un boeuf avaient rejoint le troupeau et que le vieux cabot jaune avait laissé la place à un autre cabot jaune. Mais point de maison, d’étable ou de clôture de pierre : on vivait toujours sous la khaïma en poil de chèvre, prêts à repartir sur un coup de tête, à reprendre la route, à changer de montagne car la liberté est un djinn malin qui dort dans le coeur de tous les nomades. Ils avaient déjà usé près de quinze années quand soudain un bébé-fille s’installa entre Le Hadj-Petit-Homme et Lalla Zouina, un bébé-fille avec un sourire de lapin et de grands yeux verts comme de l’eau fraîche, un petit oiseau qui meublait la longueur des jours de gazouillis interminables. Le Hadj-Petit-Homme souhaitait qu’on appelât la petite Istiqlal mais Lalla Zouina eut le dernier mot : Habiba porterait le même nom que sa grand-mère maternelle, qui s’appelait Habiba, on s’en serait douté. En échange on priva Hadj-Petit-Homme du sobriquet Petit-Homme qui ne convenait plus à un vrai Hadj, papa de surcroît. Contrairement aux dires qui veulent qu’une fille soit parfois moins désirée, moins entourée qu’un garçon, Habibabijou – comme Le Hadj aimait à l’appeler – était une poupée choyée, habillée, coiffée et parfumée comme une geisha, même si on savait pas ce qu’est une geisha. Une perle précieuse, un adorable bijou de mini princesse. Quand Habiba sut marcher, elle accompagna la vieille Amina aux champs, chèvre parmi les chèvres, fleur parmi les fleurs, alouette filant dans les sillons, grenouille devant les fourmilières… Et la vieille Amina lui racontait le grand-père El Katib qui-savait-écrire-des-choses? le grand désert rouge, La Mecque et le Coran, la poule et le chacal, les nuages, le jour, la nuit et les papillons… Ah, et aussi l’histoire du grand chien noir… Lorsqu’elle courait en avant on voyait bien qu’elle boitait un peu, la petite Habiba. Comme si elle avait une jambe un peu plus courte. Alors la vieille Amina la rappelait pour l’asseoir sur ses genoux et elle lui lissait cette jambe pendant des heures comme pour la sculpter autrement. C’est que la petite, elle avait une longue cicatrice qui lui fendait le gras du mollet sur la longueur de toute une main, le genre de cicatrice qui, longtemps après que la blessure soit guérie, fait encore mal juste à la regarder. Ce n’était pas laid. En fait on aurait dit qu’elle avait deux muscles fins, tendus comme des cables d’acier, en arrière de la jambe. Alors, une fois encore, Amina lui racontait, les larmes aux yeux, comment on avait eu si peur, un jour, à cause du grand chien noir. C’était arrivé quand elle était toute-toute petite, tout juste sortie de la période arapède collée sur le dos de Lalla Zouina. On allait à la fontaine. Le petit bout de femme, la tête baissée pour surveiller ses orteils, trottinait en arrière, à quelques pas des autres femmes, quand le chien s’était occupé d’elle. Un grand chien noir avec des oreilles courtes et des yeux jaunes qui courait tous les jours le long du chemin de la fontaine, en direction du village. On disait même qu’on l’avait vu encore plus loin, comme s’il avait suivi le soleil dans toute sa course. Il ne répondait pas aux appels, il ne se préoccupait pas des pierres qu’on lui lançait, il courait le matin vers le village, et le soir il courait dans l’autre sens. Il n’était à personne, on ne savait rien de lui, on se disait tiens, je ne l’ai pas vu aujourd’hui. C’est tout, on avait l’habitude. Qu’est-ce qui l’avait interpellé ce matin-là, pourquoi avait‑il décidé que la poupée frétillante devrait désormais l’accompagner dans son va-et-vient dément. Il l’avait saisie par une jambe et s’était remis à courir, sa proie brinquebalant dans la gueule. Heureusement, au détour, la poupée fut piégée par les tentacules griffus d’un acacia et le molosse dut renoncer à son projet. Ce soir-là Le Hadj se posta le long du chemin de la fontaine et attendit. Il attendit toute la nuit. Il attendit toute la matinée du lendemain puis toute l’après-midi. Le chien avait dû changer de parcours. Assis sur ses talons, Le Hadj attendait. Le molosse arriva enfin juste avant le coucher du soleil, la tête dressée, la prune au vent, du pas alerte et insouciant du bellâtre satisfait. Le premier coup de hache lui ôta tout le museau. Puis, au hasard des coups, il perdit une patte, une oreille, puis presque tout l’arrière train. Et aussi longtemps qu’il remua, un autre coup de hache l’allégeait d’un autre morceau de vie, d’un carré de muscle, d’une once de sang, de son souffle enfin. Le faciès dur, la haine dans les yeux mouillés, Le Hadj n’avait pas proféré un seul mot, pas une injure, pas un seul han . La rage muette, féroce. Lui qui n’avait jamais exprimé colère ni chagrin, lui qui n’avait jamais gémi ni levé la voix, il piétinait avec fureur ce qui restait de chair et de sang dans la boue rougie du chemin de la fontaine. Une danse macabre aux dieux de la barbarie. Et Habiba riait et battait des mains parce qu’elle aimait être sur les genoux de grand-mère et parce qu’elle aimait les belles histoires que la vieille lui racontait. Plus tard, quand elle fut assez grande pour ne plus disparaître au milieu des chèvres, Le Hadj lui permit de l’accompagner aux labours, de conduire l’âne et de flatter le boeuf, de poursuivre le héron pique-boeuf et même de semer le grain. Assise au bord du champ, elle aimait regarder les deux quadrupèdes mariés par le licou, un vieux couple symétrique, lui, le maigrichon tout gris, têtu, grognon, piétinant en avant à petit pas impatients et l’autre, le gros placide, qui semblait mesurer chaque enjambée. C’est toujours le boeuf qui fait le gros du travail mais s’il n’y avait pas l’âne pour le guider comme un chien d’aveugle le boeuf préférerait de beaucoup s’arrêter là et ruminer un bon moment sur sa condition de boeuf. Derrière les mariés en ballade la charrue rebondissait de bosse en creux, zigzaguait de pierre à souche et manquait de verser aux trois pas. Le Hadj trébuchait, rebondissait, échappait les manches, s’y raccrochait comme à d’espiègles bouées qui se défilaient tout le temps un peu plus loin. Et elle regardait son père qui regardait sa fille. Et elle regardait l’âne qui regardait le bout du champ. Et elle regardait, sur le cul du boeuf, le héron pique-boeuf picorant le cul du boeuf. Assise au bord du champ, elle dégustait le temps.
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