lalla chkoune
La nuit est tombée depuis un bon moment. Trois falots tremblotants peignent les murs du salon de lueurs dansantes qui transforment la pièce en une espèce de crypte médiévale.
Hadija nous a encore gâtés - la poule rouge, crac, plumée, troussée et mijotée au citron confit.
– Myriam m’a rapporté une étrange histoire de lapin qui vit dans les arbres des montagnes gelées d’Amérique !
– Je reconnais que je me suis un peu emberlificoté dans mes explications, mais j’avais pour interlocutrice une adversaire de taille. Quel caractère !
– Oui, je me demande bien de qui elle a hérité ça !
J’ai mon idée là-dessus, madame Toubiba…
– Monsieur Boulahia – au fait, j’ai appris que vous aviez été rebaptisé ce matin !…
- Oui ! Votre charmant petit soldat m’a informé de sa décision entre deux dattes !
–… mais vous ne m’avez toujours pas dit ce qui vous a amené jusqu’ici ?
– Oh, rien de bien passionnant, chère Leila, mais le charmant caravansérail que vous dirigez m’a laissé croire que l’hôtesse n’était autre que la Shéhérazade des Mille et Une Nuits : c’est elle, et elle seule qui, de ses récits, assouvit la terrible curiosité du méchant sultan.
- Mon cher méchant sultan, je craindrais de vous lasser…Voyons, de quoi voudriez-vous que nous parlions ?
– Si j’osais… mais pardonnez l’impudence du plumitif…
- Osez, osez !
– Vous avez évoqué vos parents adoptifs… mais votre mère ? Vous dites ne l’avoir pas connue et pourtant vous en héritez. C’est étrange, cela cache-t-il une belle histoire ?
– Une histoire, oui. Étrange certainement… mais je ne sais pas si elle est triste ou belle. J’ai réuni presque toutes les pièces du puzzle mais je n’arrive pas encore à reconstituer l’image.
De la jeunesse de Lalla Chkoune, je ne sais rien, et de sa vie à l’hôpital, pas grand-chose de plus. Elle m’a délibérément tenue à l’écart.
Il aura fallu des miettes d’information, des confidences, des recoupements pour que le tableau se campe en petites touches… Tenez, par exemple : Hadija ’assure que Sidi Omar - le vieillard aux légumes - a bien connu mon grandpère, vous vous rendez compte !
– Euh…
– Il se serait appelé El Hadj, fils de El Katib et aurait vécu ici, aux alentours. J’ai bien essayé de le faire parler mais en vain. Cet homme, je vous l’ai expliqué, n’acceptera jamais de s’asseoir auprès d’une femme, et encore moins auprès d’une femme sans mari !
Il paraît aussi que ma mère - Hadija en est persuadée - aurait même travaillé dans cette maison quand elle était enfant !
Le Hadj, qui habitait sur la colline, le grand-père de Leila ? Le Docteur Lamrani, serait la petite fille du Hadj ?
Et sa mère, madame Chkoune, ne serait autre que Habiba, la petite bergère ronchonneuse qui servait à la maison ! C’est impossible !
Je suis abasourdi. J’avais su que la petite Habiba avait eu des malheurs, un mauvais mariage couronné d’une répudiation déshonorante et d’un marmot placé chez la femme du métayer de la ferme voisine. Puis elle avait disparu je ne sais où.
On avait parlé d’un accident…
J’ai réuni presque toutes les pièces du puzzle mais je n’arrive pas à reconstituer toute l’image…
J’en détiens quelques-unes, de ces pièces… mais je suis plus que jamais convaincu qu’il me faut rester sur la touche, au fond de mon fauteuil. Je n’ai rien à apporter à cette histoire, rien qui vaille la peine d’ajouter, rien que ces femmes ne pourront découvrir d’elles-mêmes.
– Votre mère aurait donc vécu dans la région ?
– Je l’ignore, il n’y a rien de certain qui l’y rattache mais, en ce qui me concerne, ma mère, la femme que je connais aujourd’hui, est née sous une voiture.
– Pardon ?
– Oui ! Elle traversait la route. L’automobiliste a été surpris, on l’a déclarée morte.
On avait cru ramasser une âme en paix avec son quotidien dans ce magma sanguinolent, mais c’était sans compter sur l’irrésistible, l’irrationnel réflexe des médecins devant les défis les plus extravagants. Non, on n’abandonnerait pas cette chose qui pourtant n’en demandait pas tant. Scalpels, ciseaux, pinces, tubes, pompes, transfusions, oscilloscopes, endoscopes, microscopes et autres zoscopes, tout y passa.
On avait un peu charcuté pour sauver le bébé et elle, le magma, on l’avait rafistolée comme on avait pu. Des boulons, des tiges de métal, quelques organes abîmés et des cicatrices à faire peur.
Mais ce n’est pas tout.
Sa vie d’avant, sa famille, ses petits bonheurs, les drames, le bébé, tout avait été effacé, supprimé à jamais. L’auto ne l’avait pas tuée, mais elle l’avait vidée, purgée de sa mémoire.
Elle était devenue une bouteille vide, un peu bancale, une bouteille qui ne savait ni qui elle était ni d’où elle venait, qui ne savait ni lire ni écrire, qui ne savait plus rien puisqu’elle n’avait jamais rien su.
Une infirmière inspirée la baptisa Lalla Chkoune, Madame Qui ? et le nom lui est resté.
– Mais alors, vous seriez le bébé miraculeux !
– Oui, mais croyez-moi, personne ne s’intéressait à ce détail. Le bébé vivait, criait. Qu’en faire ?
On aurait pu, au pire, le mettre dans une boîte de carton et le poser sur une des marches de l’orphelinat mais la femme du directeur de l’hôpital, alertée, une mère mourante, un bébé abandonné, mon dieu, un beau cas … bref, elle décida s’il y en a pour trois, il y en a pour quatre ! d’agrandir sa famille d’une petite braillarde bronzée.
Tout fut fait dans les règles, et tout le monde oublia tout.
Un été puis un hiver passèrent.
Le magma sanguinolent était redevenu une personne à peu près normale. On la surprit un jour à nettoyer la salle de convalescence qui était devenue sa maison depuis des mois.
Elle avait tout briqué, les carreaux, le plancher en granito, les poignées de porte, la Sainte Vierge en plâtre, la lunette des cabinets et même les plateaux des pensionnaires qui gravitaient dans son orbite.
On en déduisit qu’elle était raisonnablement rétablie mais, comme on ne savait pas à qui la renvoyer, le directeur décida de lui déléguer de petites tâches dans l’hôpital, en attendant…
On lui trouva un lit dans la remise, entre le placard à balais et les machines à laver et elle en conclut qu’elle avait gagné le gros lot.
Au début on lui avait confié un seau, un balai et le chariot du septième, mais son entreprise avait vite pris de l’expansion.
Dès cinq heures du matin elle frottait, raclait, vidait, désinfectait. On la voyait partout, claudiquant derrière le petit chariot vert surmonté d’un échafaudage hétéroclite d’outils à propreté.
Elle nettoyait les tables de la cafétéria, astiquait les comptoirs, vidait les cendriers, alignait les sièges dans le hall, portait les boîtes de médicaments d’un service à l’autre, poussait une civière pour un groupe d’internes dissipés.
On ne lui avait rien expliqué : elle observait, elle enregistrait, elle faisait…
Et elle fit
Durant quarante ans, toute une deuxième vie.
Curieusement, ce cerveau vidé emmagasinait comme un aspirateur et rangeait tout dans de petites cases. Elle gobait tout, se souvenait de tout, se servait de tout. Imaginez qu’on l’eût cloîtrée pendant tout ce temps dans un laboratoire ou une bibliothèque ! Elle aurait certainement compris la pénicilline ou écrit, je ne sais pas… tiens, la Légende des siècles ou l’encyclopédie de Diderot !
Lalla Chkoune aimait particulièrement la salle d’op.
Effacer les traces des batailles livrées par les chirurgiens, ramasser des petits bouts de machins ensanglantés, savonner les éviers avec des liquides blanchâtres qui faisaient tousser et qui puaient l’ammoniaque… En une grosse heure, tout, les outils, les chromes, la grosse lumière, les jauges aux aiguilles rouges, les chariots en inox, la faïence des paillasses, tout cela reluisait. C’était propre, c’était beau, ça sentait le neuf. Lalla Chkoune souriait en dedans, son domaine était bien géré.
On la disait gentille, tellement serviable, surtout les filles de salle, toujours débordées. Elle avait le rire facile et l’on s’était habitué à cette silhouette difforme qui traînait de la jambe dans les couloirs des chroniques jusque très tard le soir.
Elle avait tout l’étage d’en haut. L’étage d’en haut… c’était leur façon de parler du septième, l’antichambre finale, la dernière station du calvaire terrestre. Elle rendait visite aux insomniaques, s’asseyait à leur chevet, les écoutait raconter la même histoire jour après jour.
Avec le temps, elle avait appris à soulever les petites vieilles, récupérer le vase de nuit, remplir le verre d’eau, les border avec un sourire. On l’aimait bien.
La vie de Lalla Chkoune allait changer, oui, je peux dire radicalement, le jour où, il y a une dizaine d’années, une vieille dame juive prit place dans le petit train qui mène au paradis. Le petit train qui mène au paradis, c’est ainsi que Lalla Chkoune avait baptisé son septième, la gare des voyages sans retour.
C’est à peu près à cette époque-là que Lalla Chkoune apprit qu’elle n’avait pas perdu son bébé lors de l’accident.
C’est Esther Lévy, la dame juive, qui le lui avait dit, et Esther Lévy c’était quelqu’un qui ne parlait pas à tort et à travers.
Madame Lévy, la pauvre… elle n’avait plus personne.
L’épicier chleuh, au rez-de-chaussée, avait fermé boutique et acheté un « hipère ». On l’ignore trop souvent mais ce sont des petites choses comme celle-la qui ont les conséquences les plus dramatiques.
Pour Esther Lévy, qui n’avait pas descendu un escalier depuis des années, cela signifiait qu’il n’y aurait plus personne pour remplir son panier le matin, panier qu’elle hissait avec une ficelle jusqu’à son appartement.
Il ne lui restait plus qu’à donner son chat, plier bagages et sauter dans le petit train du septième… Oh, c’est vrai qu’elle connaissait bien les lieux pour y avoir passé du temps, souvent.
Une méchante pleurésie, puis « la grosse opération », puis la hanche… c’est pour dire !
Elle était presque de la maison.
Elle connaissait toutes les infirmières, leurs histoires, leurs intrigues et leurs petits secrets. Elle aimait bien Lalla Chkoune et elle en savait plus sur Lalla Chkoune que Lalla Chkoune n’en savait sur elle-même.
Elle savait aussi ce qui était arrivé du bébé, quarante ans plus tôt. L’enfant était une fille. La petite avait été adoptée par des gens très bien, mais on ne savait plus qui. Probablement par la femme de l’ancien directeur.
Madame Lévy, elle, elle savait, ça c’est sûr. Mais comme Lalla Chkoune ne se souvenait pas d’avoir eu un accident et encore moins d’avoir eu un bébé, voilà, c’était bien comme ça.
Lalla Chkoune s’était très vite liée d’amitié avec la vieille.
Elle déclinait, la pauvre femme, elle avait des tuyaux en plastique dans le nez, des seringues dans les bras et près de son grabat tout de tubes, d’agrès et de manivelles chromés, une machine grosse comme un frigo sur roulettes soufflait, soupirait, expirait, re-soufflait à sa place.
Malgré toute cette quincaillerie ses yeux pleins de malice riaient comme si elle venait de faire une blague à quelqu’un, versé du fluide glacial sur sa chaise ou caché son chapeau.
Chaque soir, après le couvre-feu, Lalla Chkoune venait s’asseoir près d’elle et c’était de longs conciliabules entre les deux femmes.
Cette amitié eut des conséquences inattendues : Esther Lévy apprit à Lalla Chkoune qui était Lalla Chkoune, et Lalla Chkoune demanda à Esther Lévy de lui montrer l’écriture.
Chaque soir elle extirpait de son corsage une feuille de papier froissée, défroissée et soigneusement repliée, un vieux prospectus, une note de service périmée, une affichette, Réception, Silence, une étiquette, Diphénylglucobenzène,
un flacon, Permanganate de potassium
… N’importe quoi !
Un jour, une nuit plutôt, elle avait même piqué le panneau vissé sur la guérite à l’entrée de l’hôpital : STATIOИИEMEИT.
C’est de là qu’elle avait appris à faire les N à l’envers.
Pendant longtemps elle déchiffra des lettres, puis elle parvint à épeler les mots et finit par ânonner des bouts de phrases. Une nuit, mille et une nuits plus tard, elle dépassa le simple cap de la lecture : elle avait atteint le niveau quatre.
Je vous l’ai dit, son cerveau digérait tout, elle était curieuse de tout. Goinfre, droguée de curiosité !
La vieille expliquait pourquoi les microbes, elle comprenait Pasteur ; comment l’anesthésie, elle lisait chloroforme ; pourquoi le permanganate et l’eau virait au bleu ; comment le vaccin, pourquoi les pilules, pourquoi, pourquoi, pourquoi…
Elle avait aussi compris pourquoi la vieillesse et la mort, le paradis c’est des foutaises et l’avenir c’est la fiche collée au pied du lit, le sourcil froncé de l’interne, le sursis, trois mois, six mois…
Sursis… ah, oui ! Esther lui avait expliqué « sursis »: Fais comme tu veux, vis, là, maintenant, ris, ris tout ce que tu peux, et si, un jour, tu avais toi aussi des tubes partout et une pompe à soluté au dessus de la tête, rigole…
- et malgré les contractions tétaniques, malgré les guirlandes à perfusion, malgré les crampes, la douleur, elle avait levé le bras et dressé le majeur – et fais leur un joli bras d’honneur !
– Oui, tel quel, vous pouvez en rire !
Entre-temps j’ai été nommée à la tête du service de chirurgie de l’hôpital. J’y ai gagné un emploi du temps moins chahuté et mes fonctions me dictaient de parcourir les étages, rencontrer le personnel et visiter les patients.
C’est là que j’ai rencontré Lalla Chkoune pour la première fois. On m’avait dit qu’il s’agissait d’une assistante au statut pour le moins bizarre mais qui faisait partie des murs. J’avais déjà appris qu’il faut parfois s’abstenir de poser des questions…
Avec le temps le chariot vert de Lalla Chkoune s’était changé en une grosse machine jaune taillée comme une Zamboni, un monstre ronronnant qui avalait tout, poussière, mégots, sandwiches, magazines et tricots inachevés, tout ce qu’on oublie dans les coulisses d’une usine à guérir.
Sur un signe de l’infirmière en chef, Lalla Chkoune descendit de son véhicule et vint se présenter avec un grand sourire. Elle sursauta littéralement quand on lui dit mon nom puis, les yeux baissés, elle inclina la tête comme si elle s’écoutait chanter en dedans.
Elle avait fermé les écoutilles.
On m’avait avertie : de temps en temps elle avait des périodes d’absence comme si, quelque part, sa machine intérieure toussait, calait, essayait de se remettre en route.
Mais cela ne durait pas. Elle disait que des images, des bribes de rêves incohérents traçaient des zigzags dans sa tête et elle fermait les yeux car elle n’en attendait rien de bon. On avait l’habitude. Elle reprit son travail et moi, ma ronde.
– Mais est-ce que vous n’auriez pas dû… Je ne sais pas…
Votre mère…
– Mais je ne savais pas que c’était ma mère ! Je ne l’ai pas su avant son décès ! Il y avait une conspiration du silence entre les rares personnes qui se doutaient… celles qui savaient, qui auraient pu parler.
– C’est incroyable !
– Eh oui ! Mais, tenez-vous bien : Lalla Chkoune, elle, savait qui j’étais ! Par Esther Levy et la cuisinière – cette bonne vieille Hadija – Lalla Chkoune avait fini par savoir qu’elle avait une fille, que cette fille avait été adoptée, qu’elle avait fait de bonnes études et qu’on l’appelait aujourd’hui la Toubiba.
Par contre, jusqu’à cette rencontre dans le couloir, elle ignorait que la Toubiba, le Docteur Leila Lamrani, officiait quelques étages en dessous du sien.
Elle ne m’avait jamais rencontrée et j’ai su, bien plus tard, qu’elle avait même refusé de me connaître. Elle ne s’en était pas expliquée mais ses amies avaient suggéré qu’un curieux mélange de pudeur et de honte expliquait cette… répudiation.
La perception qu’elle avait de son état mental comme de son aspect physique, son inculture, le mystère de sa première vie et le fossé des générations avaient sûrement déterminé son comportement.
Il y avait aussi la terreur d’affronter une inconnue, cette femme d’un autre monde, divorcée, trop savante, mécréante même… – une musulmane respectueuse ne peut pas sacrifier le mouton : alors ouvrir le corps d’un homme, vous y pensez ?
– Et, tout ce temps, vous n’avez jamais…
– Non ! Comment aurais-je pu me douter… Je l’ai très peu revue par la suite, comme si le hasard s’ingéniait à séparer nos routes. Il est vrai qu’un chirurgien du deuxième étage rencontre rarement, sinon jamais, la femme de ménage du septième !
– Quel roman !
– Oh, oui ! Et le plus beau est à venir ! Mais il se fait tard, je vous raconterai la suite demain, à mon retour…
le bac à musique
Pour rejoindre ma chambre, de l’autre côté du patio, il me faut traverser le salon et contourner le gros meuble caché sous un drap gris. Toujours intrigué, mais sans plus, je le frôle de la main machinalement, comme on le fait avec une rampe d’escalier.
Leila a surpris mon geste.
– Oh ! C’est idiot, ce piano a toujours été recouvert d’une housse. On devrait l’enlever !
Un piano ?
Je n’ai pas bronché, je crois que je n’ai même pas cligné des yeux quand le voile est tombé : j’étais à la fois stupéfait et rassuré, comme le cruciverbiste qui tombe presque par hasard sur la lettre qui débloque tout un noeud de mots tronqués.
Comme si je l’avais toujours su !
– Venez-voir…
Elle se met à genoux, ouvre le ventre du piano et en ramène la boîte en bois qui s’y trouvait.
– …regardez ce qu’un enfant y a caché !
Un coffret de cèdre fait comme une boîte à cigares avec des incrustations de nacre, deux charnières branlantes et une minuscule serrure…
Leila ouvre le coffret magique. Il y a là un caillou sacré, un éclat d’onyx noir veiné de blanc, un collier d’ambre jaune, deux pièces d’argent noirci, un verre colorié avec Cendrillon dessus, une photo toute de taches blanches (des pèlerins sur le pont d’un bateau), un minuscule miroir encadré de cuir rouge et aussi un spinulus eugaster , cette momie de sauterelle avec un ventre énorme, qu’on transforme en sifflet pour communiquer avec les djinns…et… un carnet bleu avec un tout petit crayon jaune coincé dans les spires…
– N’est-ce pas touchant, ce trésor, ce butin dissimulé dans les entrailles d’un piano ?
Je regagnai ma chambre avec un maëlstrom dans la tête, une énigme, mille questions et des bouts de réponse. Elle a dit : « j’ai réuni presque toutes les pièces du puzzle mais je n’arrive pas à reconstituer l’image…»
C’est ce qu’elle a dit, ça me revient, tout, chaque mot…
« Sidi Omar a bien connu le grand-père…
« le Docteur Lamrani serait la petite fille …
« le Hadj a vécu aux alentours…
« la petite bergère ronchonneuse…
« elle aurait travaillé ici, fillette le petit carnet bleu !
…et maintenant ce piano ! Oh, que oui, je l’avais, la clé !
Je l’avais reconnu le Uebel&Lechleiter , ce monument, cet autel de notre jeunesse autour duquel nous faisions la ronde avant de nous endormir, entre la Sonate au Clair de Lune et la Bagatelle pour Elise.
les pièces du puzzle
... Maintenant j’en suis pratiquement sûr, la grand-mère du soldat Myriam, la Lalla Chkoune, n’est autre que cette Habiba qui servait à la maison quand j’avais treize ou quatorze ans…
Habi, la petite bergère ronchonneuse ?
Est-ce possible ?
- dessine moi un courlis
Une autre petite croix s’est ajoutée sur le calendrier de mon escapade. Le dernier trait.
Je reprendrai demain le pèlerinage du souvenir en essayant d’éviter d’autres embuscades de mémoire, ces golgotha postés au détour des sentiers du passé.
Leila nous a abandonnés tôt ce matin pour un aller-retour au Royal. Je voudrais tant qu’elle finisse l’histoire de Lalla Chkoune. Il faut que je sache. Elle a promis.
Entre temps j’ai apprivoisé Myriam. Elle a décidé de croire à mes histoires si je me plie à ses jeux.
Boulahia le barbu a plié.
D’abord on a marché jusqu’à la mer, puis couru pieds nus dans les dunes et cueilli des rameaux de salicorne.
Puis elle a voulu jouer à saute-mouton :
– Non, c’est toi le mouton, Boulahia, baisse-toi ! Plus !
Encore plus !
Ensuite on a fait des clapotis tièdes dans les vaguelettes exsangues et des ronds de galets dans une petite mer lisse comme une baignoire.
Après on a organisé une course de crabes. Là, elle a franchement triché. Malgré mon dos tourné j’ai bien vu son champion franchir la ligne d’arrivée dix pattes en l’air. Je n’ai pas protesté : moi, je suis pour l’émancipation de la femme, même s’il lui faut pour cela réinventer la poussette des golfeurs indélicats.
Sur le chemin du retour, Myriam a suggéré que nous chassions le courlis. On a semé des karzit, karziiit ! à tout vent. Myriam pense en avoir aperçu un, là-bas, il avait une aile cassée et se roulait dans la poussière avec des cris d’orfraie.
Le vieux professeur barbu devait être distrait, il n’a rien vu, mais il a tout expliqué : maman courlis bluffait. Elle faisait semblant… Boitant, cabriolant, gémissant, elle éloigne le chasseur du nid et, par la même occasion, des petits au nid.
Puis, une fois l’imbécile trompé, elle reprend son envol et disparaît, guérie.
Et le méchant prédateur se retrouve tout couillon, au milieu du champ déserté.
Myriam a beaucoup aimé cette maman-là.
– On ne les a pas dérangés, hein ?
– Sûrement pas ! On n’aurait pas voulu !
Nous sommes revenus bredouilles, mais fiers de nous.
Leila est rentrée à la nuit tombée, fatiguée. Elle est allée border la petite et revenue s’étendre sur les orchidées bleues.
Caporal Latifa a servi le thé avec une poignée de chebakias et marmonné quelque chose sur les gens qui rentrent tard et qui disent qu’ils n’ont pas faim alors que le poulet aux olives… – soupir – puis, accroupie aux pieds de Shéhérazade, elle a entrepris de lui masser les pieds avec une huile qui sentait la rose.
– Oui ! Je vous disais que le plus étonnant était à venir !
…et Shéhérazade de tourner une autre page du conte des Mille et Une Nuits.
|