HABIBA 6 pas grand chose d'autre
Ben oui, chers lecteurs, le temps est gris et pluvieux (sauf peut être pour ceux de nos amis qui vivent dans le sud-est de notre beau pays). Il n'y a pas eu énormément de voyage vers Marrakech, donc pas grand chose à raconter non plus.
Mais aujourd'hui un de mes amis, fidèle lecteur et ancien de la Rue de la Liberté a retrouvé une photo faite par son papa et me l'a envoyé avec l'autorisation de vous la montrer.
J'en suis particulièrement content, car elle fera bien la transition avec les chapitres suivants du Roman qui nous occupe actuellement. Cette jeune fille du bled s'appelait surement HABIBA.....
La photo a 55 ans, la fillette porte entre autres une pièce de 5 Francs frappée de l’étoile Chérifienne
le papillon et l’araignée
Les invités ont fait place nette mais Fils-de-Roumi est resté. On l’a vu se promener avec Monsieur LeChien. Le calme est revenu sur la maison, à la cascade, partout.
Sur la colline, les chèvres reposent à l’ombre du figuier, c’est l’heure chaude où il fait bon s’étendre et regarder le temps passer.
Habiba… mais Habiba n’a que faire du temps qui passe : elle est retournée dans son bunker sous le jujubier. Elle surveille.
L’anachorète est complètement seul, loin des il-faut, loin des je-dois, protégé d’un côté par une saillie de roc rouillé de lichens et de l’autre par une palissade de troncs majestueux qui font de sa thébaïde une véritable salle de concert, un cocon symphonique où flûtes, harpes et contraltos naissent des jeux de la cascade. Le dos lové dans le creux d’une souche éventrée, un genou plié pour soutenir son carnet, il appartient à l’endroit, il fait corps avec la pierre, avec l’arbre, avec le temps.
On le croit assoupi mais il est araignée qui s’ignore, au centre d’une toile invisible.
Dans le jujubier, tout doucement, silencieusement, l’esprit papillon déplie ses ailes…
Lui, il décrypte, il annote, il marmonne, il rêve ; la tête penchée sur le côté, absorbé par son écriture, il a l’air tellement indérangeable…
En regardant le tunnel d’arbres au dessus du ravin, le ciel avec ses nuages blancs poussés par le vent, tu imagines que tu aimes cet endroit, cet être, ce pays, tu imagines que tu es heureux comme avec une femme, que tu es en elle, même si tu sais que tu ne pourras jamais l’avoir toute et pourtant tu l’as toute et tu t’étales en croix, parce que c’est doux, parce que c’est le soleil, l’eau, le cristal entre les roches, le parfum du géranium écrasé.
Cette terre je veux m’asphyxier à la respirer, je veux me noyer à la boire, je la veux nue que mes yeux la caressent, je veux devenir aveugle pour que rien jamais ne m’enlève cette image de chair de pierre, de seins de brume, de jambes d’arbres, de cris de vie…
Il s’est aventuré dans cette histoire, il ne sait plus s’il la vit, s’il la rêve ou s’il la lit, le présent, la fiction, la musique de la cascade, tout est mélangé.
Quelque part, dans le décor, un appel…
Complètement seul…
Nul n’est jamais vraiment seul dans cet étrange pays. Il y a toujours au détour du chemin, derrière le buisson, au plus profond de l’ombre, des êtres qui semblent surgir de terre quand la terre est nue, du néant quand tu crois être devant le néant. Ils naissent des arbres, ils se démoulent des dunes, ils se dégreffent des tumulus. Sur la ligne droite à mourir d’ennui qui mène à l’horizon, la butte accouche d’enfants aux mains pleines, des figues sèches, des cristaux d’agate ou des oiseaux affolés, mariés à la mort par un brin d’herbe passé dans leurs narines.
— Hé, toi !
Complètement seul…
À part ce digueling discret, là-bas, et l’écho d’un sifflet qui avertit, quand on sait le reconnaître, qu’un troupeau, des silhouettes en djellaba et des myriades d’enfants vont apparaître là où il n’y avait rien.
Complètement seul…
À part cet appel étrange, là-bas, un long cri qui ondule comme un serpent, qui se répercute de colline en colline, waah-lh’arbi-haaôôô, qui longe les méandres de la rivière et atteint des distances insoupçonnées sans que l’on sache ni d’où il vient ni où il va, à qui il est destiné.
L’esprit papillon est sorti de son refuge. Un battement d’ailes et le voilà tout près de la toile d’araignée.
— Hé, ho, qu’est-ce que tu fais?
Et lui qui se sait si parfaitement seul, mi-là, mi ailleurs, mi en dedans de lui, il croit un instant qu’elle fait partie de son poème. C’est la première fois qu’il la voit vraiment, qu’il la regarde : Ah, oui ! l’ombre discrète… un chat sauvage …
Elle est au-dessus de lui, deux grands yeux verts dans un tas de chiffons, un geste pudique, la main sur le foulard qu’elle ramène sur son visage. Elle a des sourcils très noirs qui se rejoignent autour de la fibule dessinée sur son front. Dans son regard il y a un mélange bizarre de retenue et d’effronterie, de provocation et de pudeur.
Curieuse, hardie… mais prête à se dissoudre aussitôt, à disparaître, à mourir d’un seul mot.
Elle est presque jolie cette petite femme. En fait, avec son bec-de-lièvre, elle ressemble un peu à ces poissons exotiques qui déposent des millions de petits baisers sur la paroi vitrée des aquariums.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— J’écris.
— Tu écris quoi ?
— Un poème.
— C’est quoi un poème ?
— Euh… les arbres, le ciel…
Les yeux de Habiba volent des eucalyptus aux nuages, des nuages au crayon, à lui, sans bien comprendre. Pourquoi écrit-on les arbres ?
— Vas-tu les mettre dans ton cahier ?
— Quoi ?
— Les arbres !
— Mais non, que tu es bête !
Et pourtant c’est un peu ça. Pendant qu’il explique ce qu’est un poème, la main sur la bouche elle muselle sa curiosité, elle refoule les questions, ça bouillonne, elle voudrait dire…
Comment on t’appelle ? Quel âge as-tu ? As-tu un frère ? Crois-tu en Dieu ? As-tu vu d’autres pays ? Es-tu riche ? Est-ce que tu as des amis ?
Mais elle dit :
— Pourquoi tu écris ?
Et lui, du haut de sa chaire d’humaniste omniscient, avec toute la condescendance de la fonction :
— Ce n’est pas pour quoi, c’est pour qui
— Ah… Et c’est pour qui ?
— C’est pour quelqu’un que j’aime.
— C’est quelqu’un qui t’aime ?
— Je ne sais pas.
— Tu ne lui as pas demandé ?
— Je ne lui ai jamais rien demandé.
— Alors c’est que tu ne l’aimes pas assez !
Lui, un brin railleur… et deux brins agacé :
— Et toi, la bergère, qu’est-ce que tu sais de l’amour ?
La bergère papillon ne mord pas, elle saute du coq-à-l’âne.
— C’est quoi la musique ?
— Quelle musique ?
— La musique dans ta maison…
— Ah ça… c’est une musique de Bach.
— De bac ?
— Oui.
— Ah.
Elle n’avait pas encore vu de bac à musique, mais elle n’ajouta rien. C’est quelque chose qu’elle aurait aussi dans sa maison, un jour. Un vrai bac à musique de Roumi.
— Bon, faut que j’y aille, les chèvres m’attendent !
Elle contourne le jujubier et disparaît.
L’esprit-papillon échappe à l’araignée qui ne sait pas qu’elle est araignée pour un esprit-papillon.
C’était avant-hier. Hier il a eu la paix.
Aujourd’hui elle n’est pas là non plus…
Alors il a suivi la piste des clochettes, mais juste comme ça, parce que le poème est en panne, parce qu’il ne comprend pas tout, parce qu’il n’a rien d’autre à faire. Il l’a surprise à la rivière, de l’autre côté, les cheveux dénoués, les jupes relevées aux genoux, les pieds dans l’eau.
Terrifiée d’abord. Puis très fâchée…
Farouche… un chat sauvage toutes griffes dehors…
puis un peu moins fâchée, puis presque plus fâchée.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Moi ? Rien !
— Alors pourquoi tu es là ?
Non, je ne t’ai pas suivie, non je ne te surveille pas, je ne voulais pas te faire peur ! Mais merde, qu’est-ce que je fous là avec cette… cette…
Et voilà, c’est à lui maintenant de se justifier !
— J’étais à la cascade, j’ai entendu les clochettes des brebis, c’est tout, alors j’ai voulu…
— C’est pas les brebis.
— Comment ça, pas les brebis ?
— Si tu es aussi savant qu’on le dit, tu verrais des chèvres, pas des brebis !
— Oh, je sais, merde, c’est pareil…
— Tu sais merde ? Tu sais tout ? Et d’abord pourquoi tu es ici, pourquoi tu n’es pas reparti à l’école de la ville ?
— Parce que c’est les vacances, tiens !
— C’est quoi les vacances ?
Et dire que je voulais lui expliquer un poème…
— Est-ce que tu apprends le Coran ?
Tout naturellement, sans qu’il sache par quel détour, on en était arrivé là. Un véritable opus incertum, toutes ces questions imbriquées les unes dans les autres…
L’école c’est comment, les vacances c’est quoi et Pâques c’est qui, les gens c’était qui, et cette fille c’est quoi, oui, la fille aux cheveux noirs, et toi tu habites où, c’est quoi l’internat, c’est comment, et pourquoi…
— Le Coran, oh non… je n’apprends pas le Coran. On apprend des langues étrangères, la géométrie, les sciences…
— Les sciences, c’est quoi ?
— C’est l’étude des pierres, de l’air, de l’eau, des insectes, de la vie, quoi !
— Mais on n’a pas besoin d’aller à l’école pour ça !
— Tu ne vas pas à l’école, alors qu’est-ce que tu en sais ?
Moi, je dois savoir ce qu’il y a dans les livres si je veux être docteur ou architecte, ou autre chose, après…
— Si tu veux être autre chose après ? Tu ne sais pas ce que tu es ? Ton père ne t’a pas dit qui tu es ? Tu es là, tu marches, tu respires et tu ne sais pas qui tu es, où tu vas, après ?!
— Mais…
— Mais rien ! Qui peut savoir qui tu es, toi, si toi tu ne sais pas si tu es docteur ou si tu es berger. Et pourquoi ils voudraient que tu sois docteur après si tu dois être berger. Après… après quoi d’abord ? Et puis après, c’est quand ?
— Écoute, tu ne comprends pas…
— C’est toi qui ne comprend rien… Tu ne réponds pas, tu dis que tu apprends les sciences et que ça t’apprend la vie…mais tu es là, debout, à regarder autour de toi et qu’est-ce que tu vois ? Tu ne vois rien.
Tu écoutes mais tu n’entends pas, tu lis des livres mais tu ne vois pas l’herbe qui pousse, les fleurs qui font des fruits. Tu ne sais pas ce qu’il y a après !
Moi je sais la fleur, je sais le fruit, je sais le jour, je sais les chèvres… et je sais ce que je suis parce que c’est écrit.
Pourquoi est-ce que je voudrais être une autre, après ?
— Écoute, Habi…
— Habiba !… Ouvre les yeux, écoute, sens, goûte, et tu sauras tout ce que tu dois savoir. Baisse-toi, retourne chaque pierre, soulève la mousse, regarde ce qui bouge, ce qui vit, ce qui vole, observe le fourmilion qui creuse son entonnoir dans le sable, soulève l’écorce pour voir le mille-pattes, déplace la pierre pour déloger la couleuvre ou le scorpion, presse la fleur pour sucer l’acide et le sucré, écarte l’herbe pour surprendre la perdrix, couche-toi sur le dos et observe le rouge-gorge, garde le silence, écoute-le chanter et tu trouveras son nid, les oeufs bleus et les poussins gras qui sont un cadeau de Dieu.
— Je n’ai pas de temps pour ça, je dois d’abord apprendre un métier, gagner de l’argent, choisir, faire ce que je veux…
— Ah… alors tu seras riche ?
— Oui, peut-être…
— Alors tu auras de la terre, après ?
— Non ! De la terre, non ! Moi, ce qui m’intéresse, c’est de construire des routes, des villes, des ponts. Pas de labourer la terre…
— Un homme n’est pas un homme s’il n’a pas de terre !
— Mais Habi…
— Habiba ! Je m’appelle Habiba !
— Habiba, un savant, un écrivain, un scientifique… ils n’ont pas besoin de terre pour être des hommes !
Mais le couperet tombe, avec un brin de commisération,
elle conclut :
— Un homme sans terre n’est rien !
Il se tait, pratiquement vaincu, prêt à battre en retraite, mais elle en profite pour asséner le coup décisif :
— D’ailleurs pourquoi veux-tu être architecte, après ?
C’est quoi architecte ? Est-ce que Dieu sait seulement ce qu’est un architecte ?
Et pouf, l’architecte ! Exit l’après, les sciences exactes et l’architecture. Évanouis en fumée, explosés par le simple bon sens…Adieu ponts, chaussées, gratte-ciels. Entrée des spinulus et des fourmilions, des sauterelles grillées et du lait caillé… Sans parler du chat sauvage toutes griffes dehors.
Comme il n’y a rien à ajouter elle extirpe des plis de son foulard un petit paquet emballé de papier ciré. Une boule un peu collante, quatre dattes mûres, parfaitement molles.
— Tu en veux une ?
Deux dattes chacun. Elle a une drôle de façon de pincer la datte pour en extraire le noyau. Lui tourne et retourne le fruit dans sa bouche avant d’en souffler le noyau à six pas, comme avec une sarbacane.
Ils rient.
Elle se lève :
— Viens, je vais te montrer quelque chose… et elle l’entraîne à quelques pas de là, près d’une talle de palmiers nains. Elle s’agenouille, écarte avec précaution un bouquet de palmes miniature bardées d’épines jaunes, en saisit le coeur et le tranche à la base d’un coup de couteau, une espèce d’Opinel à la lame branlante mais affûtée comme un rasoir.
Elle refend le coeur par le cul, délicatement, pour l’ouvrir comme une huître. Et là au milieu, gros comme un doigt, un superbe ver blanc nacré, rond, dodu, qui se tortille, un foetus extirpé de son ovaire de chlorophylle sucrée.
Elle exulte, la proie gigote entre ses doigts.
— Tiens, c’est bien meilleur qu’une datte.
— Non, merci !
— Mais si, goûte-le, c’est très bon !
— Non, non… vraiment, toi, vas-y !
Alors elle croque la datte vivante et ça explose dans sa bouche, ça gicle vert-jaune, ça remue, c’est délicieux, elle se lèche les lèvres, s’essuie sur la manche, aller-retour.
Elle pouffe derrière sa main, c’est Épicure enfant.
Le fou rire, tous les deux, puis :
— Tu vois ?
— Quoi ?
— Le ver de doum…
— Oui ?
— Il n’y en a pas dans tes livres !
CQFD.
Bonne lecture mes amis. Courage aussi, la météo annonce encore quelques jours de giboulés de Mars et puis viendra le mois ou l'on pourra s'habiller comme il nous plait.
Votre toujours MICHEL