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Notre marrakech 45-70
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24 avril 2012

HABIBA 6 pas grand chose d'autre

Ben oui, chers lecteurs, le temps est gris et pluvieux (sauf peut être pour ceux de nos amis qui vivent dans le sud-est de notre beau pays). Il n'y a pas eu énormément de voyage vers Marrakech, donc pas grand chose à raconter non plus.

Mais aujourd'hui un de mes amis, fidèle lecteur et ancien de la Rue de la Liberté a retrouvé une photo faite par son papa et me l'a envoyé avec l'autorisation de vous la montrer.

J'en suis particulièrement content, car elle fera bien la transition avec les chapitres suivants du Roman qui nous occupe actuellement. Cette jeune fille du bled s'appelait surement HABIBA.....

l'enfant du bledDEF

                              La photo a 55 ans, la fillette porte entre autres une                                         pièce de 5 Francs frappée de l’étoile Chérifienne

 

 
 
 

 

 
 
 

le papillon et laraignée

Les invités ont fait place nette mais Fils-de-Roumi est resté. On l’a vu se promener avec Monsieur LeChien. Le calme est revenu sur la maison, à la cascade, partout.

Sur la colline, les chèvres reposent à l’ombre du figuier, c’est l’heure chaude où il fait bon s’étendre et regarder le temps passer.

Habiba… mais Habiba n’a que faire du temps qui passe : elle est retournée dans son bunker sous le jujubier. Elle surveille.

L’anachorète est complètement seul, loin des il-faut, loin des je-dois, protégé d’un côté par une saillie de roc rouillé de lichens et de l’autre par une palissade de troncs majestueux qui font de sa thébaïde une véritable salle de concert, un cocon symphonique où flûtes, harpes et contraltos naissent des jeux de la cascade. Le dos lové dans le creux d’une souche éventrée, un genou plié pour soutenir son carnet, il appartient à l’endroit, il fait corps avec la pierre, avec l’arbre, avec le temps.

On le croit assoupi mais il est araignée qui s’ignore, au centre d’une toile invisible.

 Dans le jujubier, tout doucement, silencieusement, l’esprit papillon déplie ses ailes…

Lui, il décrypte, il annote, il marmonne, il rêve ; la tête penchée sur le côté, absorbé par son écriture, il a l’air tellement indérangeable…

En regardant le tunnel d’arbres au dessus du ravin, le ciel avec ses nuages blancs poussés par le vent, tu imagines que tu aimes cet endroit, cet être, ce pays, tu imagines que tu es heureux comme avec une femme, que tu es en elle, même si tu sais que tu ne pourras jamais l’avoir toute et pourtant tu l’as toute et tu t’étales en croix, parce que c’est doux, parce que c’est le soleil, l’eau, le cristal entre les roches, le parfum du géranium écrasé.

Cette terre je veux m’asphyxier à la respirer, je veux me noyer à la boire, je la veux nue que mes yeux la caressent, je veux devenir aveugle pour que rien jamais ne m’enlève cette image de chair de pierre, de seins de brume, de jambes d’arbres, de cris de vie…

Il s’est aventuré dans cette histoire, il ne sait plus s’il la vit, s’il la rêve ou s’il la lit, le présent, la fiction, la musique de la cascade, tout est mélangé.

Quelque part, dans le décor, un appel…

Complètement seul…

Nul n’est jamais vraiment seul dans cet étrange pays. Il y a toujours au détour du chemin, derrière le buisson, au plus profond de l’ombre, des êtres qui semblent surgir de terre quand la terre est nue, du néant quand tu crois être devant le néant. Ils naissent des arbres, ils se démoulent des dunes, ils se dégreffent des tumulus. Sur la ligne droite à mourir d’ennui qui mène à l’horizon, la butte accouche d’enfants aux mains pleines, des figues sèches, des cristaux d’agate ou des oiseaux affolés, mariés à la mort par un brin d’herbe passé dans leurs narines.

— Hé, toi !

Complètement seul…

À part ce digueling discret, là-bas, et l’écho d’un sifflet qui avertit, quand on sait le reconnaître, qu’un troupeau, des silhouettes en djellaba et des myriades d’enfants vont apparaître là où il n’y avait rien.  

Complètement seul…

À part cet appel étrange, là-bas, un long cri qui ondule comme un serpent, qui se répercute de colline en colline, waah-lh’arbi-haaôôô, qui longe les méandres de la rivière et atteint des distances insoupçonnées sans que l’on sache ni d’où il vient ni où il va, à qui il est destiné.

 L’esprit papillon est sorti de son refuge. Un battement d’ailes et le voilà tout près de la toile d’araignée.

— Hé, ho, qu’est-ce que tu fais?

Et lui qui se sait si parfaitement seul, mi-là, mi ailleurs, mi en dedans de lui, il croit un instant qu’elle fait partie de son poème. C’est la première fois qu’il la voit vraiment, qu’il la regarde : Ah, oui ! l’ombre discrète… un chat sauvage …

Elle est au-dessus de lui, deux grands yeux verts dans un tas de chiffons, un geste pudique, la main sur le foulard qu’elle ramène sur son visage. Elle a des sourcils très noirs qui se rejoignent autour de la fibule dessinée sur son front. Dans son regard il y a un mélange bizarre de retenue et d’effronterie, de provocation et de pudeur.

Curieuse, hardie… mais prête à se dissoudre aussitôt, à disparaître, à mourir d’un seul mot.

Elle est presque jolie cette petite femme. En fait, avec son bec-de-lièvre, elle ressemble un peu à ces poissons exotiques qui déposent des millions de petits baisers sur la paroi vitrée des aquariums.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’écris.

— Tu écris quoi ?

— Un poème.

— C’est quoi un poème ?

— Euh… les arbres, le ciel…

Les yeux de Habiba volent des eucalyptus aux nuages, des nuages au crayon, à lui, sans bien comprendre. Pourquoi écrit-on les arbres ?

— Vas-tu les mettre dans ton cahier ?

— Quoi ?

— Les arbres !

— Mais non, que tu es bête !

Et pourtant c’est un peu ça. Pendant qu’il explique ce qu’est un poème, la main sur la bouche elle muselle sa curiosité, elle refoule les questions, ça bouillonne, elle voudrait dire…

Comment on t’appelle ? Quel âge as-tu ? As-tu un frère ? Crois-tu en Dieu ? As-tu vu d’autres pays ? Es-tu riche ? Est-ce que tu as des amis ?

Mais elle dit :

— Pourquoi tu écris ?

Et lui, du haut de sa chaire d’humaniste omniscient, avec toute la condescendance de la fonction :

— Ce n’est pas pour quoi, c’est pour qui

— Ah… Et c’est pour qui ?

— C’est pour quelqu’un que j’aime. 

— C’est quelqu’un qui t’aime ? 

— Je ne sais pas. 

— Tu ne lui as pas demandé ? 

— Je ne lui ai jamais rien demandé. 

— Alors c’est que tu ne l’aimes pas assez ! 

Lui, un brin railleur… et deux brins agacé : 

— Et toi, la bergère, qu’est-ce que tu sais de l’amour ? 

La bergère papillon ne mord pas, elle saute du coq-à-l’âne. 

— C’est quoi la musique ? 

— Quelle musique ? 

— La musique dans ta maison… 

— Ah ça… c’est une musique de Bach. 

— De bac ? 

— Oui.

— Ah.

Elle n’avait pas encore vu de bac à musique, mais elle n’ajouta rien. C’est quelque chose qu’elle aurait aussi dans sa maison, un jour. Un vrai bac à musique de Roumi.

— Bon, faut que j’y aille, les chèvres m’attendent !

Elle contourne le jujubier et disparaît.

L’esprit-papillon échappe à l’araignée qui ne sait pas qu’elle est araignée pour un esprit-papillon. 

C’était avant-hier. Hier il a eu la paix. 

Aujourd’hui elle n’est pas là non plus…

Alors il a suivi la piste des clochettes, mais juste comme ça, parce que le poème est en panne, parce qu’il ne comprend pas tout, parce qu’il n’a rien d’autre à faire. Il l’a surprise à la rivière, de l’autre côté, les cheveux dénoués, les jupes relevées aux genoux, les pieds dans l’eau.

Terrifiée d’abord. Puis très fâchée…

Farouche… un chat sauvage toutes griffes dehors…

puis un peu moins fâchée, puis presque plus fâchée.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Moi ? Rien !

— Alors pourquoi tu es là ?

Non, je ne t’ai pas suivie, non je ne te surveille pas, je ne voulais pas te faire peur ! Mais merde, qu’est-ce que je fous là avec cette… cette…

Et voilà, c’est à lui maintenant de se justifier !

— J’étais à la cascade, j’ai entendu les clochettes des brebis, c’est tout, alors j’ai voulu…

— C’est pas les brebis.

— Comment ça, pas les brebis ?

— Si tu es aussi savant qu’on le dit, tu verrais des chèvres, pas des brebis !

— Oh, je sais, merde, c’est pareil…

— Tu sais merde ? Tu sais tout ? Et d’abord pourquoi tu es ici, pourquoi tu n’es pas reparti à l’école de la ville ?

— Parce que c’est les vacances, tiens !

— C’est quoi les vacances ?

Et dire que je voulais lui expliquer un poème…

l
architecte
 

— Est-ce que tu apprends le Coran ?

Tout naturellement, sans qu’il sache par quel détour, on en était arrivé là. Un véritable opus incertum, toutes ces questions imbriquées les unes dans les autres…

L’école c’est comment, les vacances c’est quoi et Pâques c’est qui, les gens c’était qui, et cette fille c’est quoi, oui, la fille aux cheveux noirs, et toi tu habites où, c’est quoi l’internat, c’est comment, et pourquoi…

— Le Coran, oh non… je n’apprends pas le Coran. On apprend des langues étrangères, la géométrie, les sciences…

— Les sciences, c’est quoi ?

— C’est l’étude des pierres, de l’air, de l’eau, des insectes, de la vie, quoi !

— Mais on n’a pas besoin d’aller à l’école pour ça !

— Tu ne vas pas à l’école, alors qu’est-ce que tu en sais ?

Moi, je dois savoir ce qu’il y a dans les livres si je veux être docteur ou architecte, ou autre chose, après…

— Si tu veux être autre chose après ? Tu ne sais pas ce que tu es ? Ton père ne t’a pas dit qui tu es ? Tu es là, tu marches, tu respires et tu ne sais pas qui tu es, où tu vas, après ?!

— Mais…

— Mais rien ! Qui peut savoir qui tu es, toi, si toi tu ne sais pas si tu es docteur ou si tu es berger. Et pourquoi ils voudraient que tu sois docteur après si tu dois être berger. Après… après quoi d’abord ? Et puis après, c’est quand ?

— Écoute, tu ne comprends pas… 

— C’est toi qui ne comprend rien… Tu ne réponds pas, tu dis que tu apprends les sciences et que ça t’apprend la vie…mais tu es là, debout, à regarder autour de toi et qu’est-ce que tu vois ? Tu ne vois rien.

Tu écoutes mais tu n’entends pas, tu lis des livres mais tu ne vois pas l’herbe qui pousse, les fleurs qui font des fruits. Tu ne sais pas ce qu’il y a après !

Moi je sais la fleur, je sais le fruit, je sais le jour, je sais les chèvres… et je sais ce que je suis parce que c’est écrit. 

Pourquoi est-ce que je voudrais être une autre, après ?

— Écoute, Habi… 

— Habiba !… Ouvre les yeux, écoute, sens, goûte, et tu sauras tout ce que tu dois savoir. Baisse-toi, retourne chaque pierre, soulève la mousse, regarde ce qui bouge, ce qui vit, ce qui vole, observe le fourmilion qui creuse son entonnoir dans le sable, soulève l’écorce pour voir le mille-pattes, déplace la pierre pour déloger la couleuvre ou le scorpion, presse la fleur pour sucer l’acide et le sucré, écarte l’herbe pour surprendre la perdrix, couche-toi sur le dos et observe le rouge-gorge, garde le silence, écoute-le chanter et tu trouveras son nid, les oeufs bleus et les poussins gras qui sont un cadeau de Dieu.

 

— Je n’ai pas de temps pour ça, je dois d’abord apprendre un métier, gagner de l’argent, choisir, faire ce que je veux… 

— Ah… alors tu seras riche ? 

— Oui, peut-être… 

— Alors tu auras de la terre, après ? 

— Non ! De la terre, non ! Moi, ce qui m’intéresse, c’est de construire des routes, des villes, des ponts. Pas de labourer la terre… 

— Un homme n’est pas un homme s’il n’a pas de terre ! 

— Mais Habi… 

— Habiba ! Je m’appelle Habiba ! 

— Habiba, un savant, un écrivain, un scientifique… ils n’ont pas besoin de terre pour être des hommes ! 

Mais le couperet tombe, avec un brin de commisération, 

elle conclut : 

— Un homme sans terre n’est rien ! 

Il se tait, pratiquement vaincu, prêt à battre en retraite, mais elle en profite pour asséner le coup décisif :

— D’ailleurs pourquoi veux-tu être architecte, après ?

C’est quoi architecte ? Est-ce que Dieu sait seulement ce qu’est un architecte ? 

Et pouf, l’architecte ! Exit l’après, les sciences exactes et l’architecture. Évanouis en fumée, explosés par le simple bon sens…Adieu ponts, chaussées, gratte-ciels. Entrée des spinulus et des fourmilions, des sauterelles grillées et du lait caillé… Sans parler du chat sauvage toutes griffes dehors.

Comme il n’y a rien à ajouter elle extirpe des plis de son foulard un petit paquet emballé de papier ciré. Une boule un peu collante, quatre dattes mûres, parfaitement molles.

— Tu en veux une ?

Deux dattes chacun. Elle a une drôle de façon de pincer la datte pour en extraire le noyau. Lui tourne et retourne le fruit dans sa bouche avant d’en souffler le noyau à six pas, comme avec une sarbacane.

Ils rient.

Elle se lève :

— Viens, je vais te montrer quelque chose… et elle l’entraîne à quelques pas de là, près d’une talle de palmiers nains. Elle s’agenouille, écarte avec précaution un bouquet de palmes miniature bardées d’épines jaunes, en saisit le coeur et le tranche à la base d’un coup de couteau, une espèce d’Opinel à la lame branlante mais affûtée comme un rasoir.

Elle refend le coeur par le cul, délicatement, pour l’ouvrir comme une huître. Et là au milieu, gros comme un doigt, un superbe ver blanc nacré, rond, dodu, qui se tortille, un foetus extirpé de son ovaire de chlorophylle sucrée.

Elle exulte, la proie gigote entre ses doigts.

— Tiens, c’est bien meilleur qu’une datte.

— Non, merci !

— Mais si, goûte-le, c’est très bon !

— Non, non… vraiment, toi, vas-y ! 

Alors elle croque la datte vivante et ça explose dans sa bouche, ça gicle vert-jaune, ça remue, c’est délicieux, elle se lèche les lèvres, s’essuie sur la manche, aller-retour.

Elle pouffe derrière sa main, c’est Épicure enfant.

Le fou rire, tous les deux, puis : 

— Tu vois ? 

— Quoi ? 

— Le ver de doum… 

— Oui ? 

— Il n’y en a pas dans tes livres !

CQFD.

Bonne lecture mes amis. Courage aussi, la météo annonce encore quelques jours de giboulés de Mars et puis viendra le mois ou l'on pourra s'habiller comme il nous plait.

Votre toujours MICHEL

 

 

 

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10 avril 2012

Abrielle, un heureux grand père et Habiba

Bonjour à tous. Vous devez vous dire que j'aurais pu profiter des fêtes de Pâques pour écrire un article.

En fait j'ai tout mon temps pour cela, il ne me faut que le courage et l'occasion. Et maintenant j'ai un bon prétexte pour me faire pardonner. J'ai fait connaissance de ma petite fille. Abrielle....Mon fils et son épouse sont venus nous présenter le "Tuitième" merveille du monde.

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Abrielle....

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C'est une très gentille petite fille, sage, souriante et aimable qui a occupé mon coeur et mon âme pendant les fêtes de Pâques....et que je ne peux pas m'empécher de vous présenter ici.

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Même PAULA, notre chienne est tombée amoureuse de ce petit brin de jolie fille....

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Paula en train de faire connaissance d'Abrielle, dans les bras de son papa.

Donc maintenant vous savez pourquoi je n'ai pas vraiment eu de temps pour écrire. Mais bien sûr je ne saurais résister au plaisir de poster cette carte postale qui semble dater de 1935 et qui montre un coin de Palmeraie.

Elle fera certainement très plaisir à nos Mamies (Elles sont quelques unes à féquenter le Blog et quand je dis Mamies ce sont de vraies grands mères, celle de la génération de mes parents).

palmeraie

C'est notre ami CHARLES qui se "retraitise" parfaitement et qui a commencé à vider ses cartons à chaussures...

Je vais maintenant faire plaisir à tous ceux qui attendent la suite d'une autre HABIBA. Voici deux nouveaux épisodes.

 

 

 L'Ellipse

 Le Hadj a dit que les Roumis ne reviendront pas avant quelques semaines. On n’aura donc pas besoin de Habiba.

Il a expliqué qu’une semaine c’est le temps qu’il y a entre un marché du vendredi et un autre marché du vendredi.

Alors quelques semaines c’est dans longtemps, plusieurs marchés du vendredi. Mais Fils-de-Roumi, quand il reviendra, elle lui demandera, oui, elle n’aura pas peur, elle va lui demander de raconter la ville. En attendant, demain, c’est le chemin des chèvres.

Comment les chèvres savent-elles que c’est l’heure ? Pourquoi appellent-elles alors que des franges de ténèbres se glissent encore dans la tente, sous les couvertures, par les interstices entre les peaux, par les planches disjointes de la porte de nuit.

L’aube est encore assoupie, elle filtre à peine là-bas entre les arbres, derrière la colline des amandiers, alors que l’air pique, frisquet, que le pas traîne encore un peu.

Dans l’obscurité de la noualla des chèvres, Habiba ne voit que des yeux, une vague de lucioles qui chevrotent, il faut leur parler, leur raconter la promenade qu’on va faire, elles se pressent contre ses jambes, elles ont eu très peur en s’éveillant, elles ont fait un mauvais rêve, le babillage est contagieux, les queues se trémoussent, il faut ébouriffer le tapis de paille pour qu’il sèche, remettre un peu de foin au râtelier pour le petit déjeuner de ces dames, et puis c’est la traite.

Elles s’agglutinent autour du tabouret et se plient à l’exercice de bonne grâce. C’est le moment doux, surtout le petit coup de torchon mouillé sur le pis et puis le massage qui soulage, la main qui pétrit la forme tendue, la crampe qui se détend, les giclées de lait fumant qui sonnent sur le bord du seau, une tape sur les fesses, la suivante prend place entre les genoux, le calme est revenu, on s’empile près de la porte, les odeurs du jour qui se lève, le goût de rosée, le beurre de trèfle, la clochette rassurante, on y va les filles, allez, ce sera encore une belle journée… Comment les chèvres savent-elles que ça ira ?

Il faut comprendre qu’on ne mène  pas les chèvres. Dès que le parfum de liberté parvient à leurs narines, elles explosent, trampolinent, batifolent, girouettent, minaudent pour une bouchée de moutarde, une tête de pissenlit, grimpent sur la souche, explorent la pierre moussue, disparaissent derrière le jujubier pour gober la fleur de ciste coiffée de pollen, sursautent au sursaut d’un criquet et rebondissent encore une ou deux fois pour faire semblant, pour le plaisir, bêlant leur angoisse aux copines qui bêlent leur angoisse aux copines qui bêlent leur angoisse…

L’apprenti apprendra vite que tous ces détours, ces fioritures, ces fariboles n’ont qu’une fin : aujourd’hui c’est la grande ballade du nouveau berger, sa leçon va commencer ! S’il n’a pas compris qui dirige, il s’expose à une rude journée d’appels, de sifflets, et d’échos de bê-ê provenant de cent points cardinaux, de cavalcades, d’échappées, de fureur, de panique, de honte… et il rentrera au bercail, confus, aphone, épouvanté d’avoir à avouer le fiasco annoncé, les bêtes égarées, les genoux égratignés…

 Mais à l’heure habituelle, hé, tiens ! voilà justement la manif de fofolles qui réapparaît au détour du sentier, elles reviennent au gîte en se bêlant de bonnes histoires de gardien perdu…

 Garder les chèvres… mener les chèvres… voire suivre les chèvres n’est pas une sinécure. Il faut parcourir d’immenses étendues parsemées avec parcimonie d’herbe neuve, gravir les collines, dévaler les coulées, escalader les rochers, franchir les  escarpements, trotter l’oliveraie, contourner les amandiers et après tout ça, à la fin de la journée, se retrouver là, juste à l’heure, en vue de la bergerie, alors que le soleil se glisse derrière la montagne bleue, allonge l’ombre qui s’étale comme une vague, ensevelit les bosses, efface les creux, et enterre le sentier des lapins.

C’est l’ellipse du berger.

 

Habiba sait qu’il faut marcher dès l’aurore vers le soleil, droit devant vers son petit lever dans l’horizon en feu, lentement, à pas comptés, car il faut d’abord que tout s’éveille : c’est l’heure de l’herbe tendre, il faut laisser aux chèvres ivres d’aube le temps de se mouiller le museau de rosée, le loisir de folâtrer de touffe en bouquet, de piétiner un nouveau chemin tout de méandres entre le vert pâle et le croquant, du bouton de coquelicot à la pousse sucrée de la folle avoine. Elles hésitent, elles renâclent… Habiba leur dit des mots de chèvre, leur rappelle le rendez-vous, elles hochent une barbiche insolente, les oreilles au vent.

 

On trottine vers le soleil, on oblique un peu vers le sud, il faut empêcher l’ombre de revenir sur soi, la garder derrière comme un ange gardien. On broute en ligne le liseré des herbes hautes, puis un peu en rond, en hachures, on rase une salicaire,  on se parfume de menthe-flio, on cueille quelques pétales de ciste tout chiffonnés, on décapite une rosette de statice mauve…

 

Bientôt le rythme des cavalcades se ralentit, le calme gagne les caprins, les langues roses pendent hors des museaux silencieux, on courbe encore plus à droite, l’ombre dans le dos raccourcit, le soleil est haut, il est temps de retrouver la source, c’est une nouvelle bourrée à qui arrivera la première, on se pousse, on se bouscule et on se chevrote dans les oreilles, le cou tendu on se filtre une bonne lampée d’eau fraîche, on s’en bat les oreilles, on se lèche les babines.

 Habiba a déposé le nouveau chevreau sur ses pattes raides, il se délie, trois quatre enjambées chancelantes, il trébuche, se remet, puis d’un coup de boutoir s’arrime au ventre de sa mère, les pattes écartées. Encore une ou deux broutées de cresson, une tête d’asphodèle et la troupe reprend son cheminement vers l’ouest, vers la pinède et les eucalyptus qui annoncent un peu de fraîcheur.

Vers midi, quand la terre est recouverte de son linceul de ciel chauffé à blanc, quand la brise arrête de chuinter entre les branches, quand les arbres deviennent flasques et silencieux, alors les chèvres plient une patte, puis les deux et se laissent tomber sur le flanc en petits groupes à l’ombre des eucalyptus. Les babillages cessent, les museaux reposent sur le sol, les paupières aux grands cils frémissent, on s’en regarde un peu l’intérieur puis on ferme les volets pour de bon.

 Plus un souffle, plus un bê-ê, le cisaillement des cigales reprend le dessus puis s’évanouit, c’est l’heure de la sieste.

 Au milieu du troupeau engourdi Habiba dorlote le cabri replié sur son ventre. Elle berce ses rêves d’une mélopée mélancolique dans une langue douce, une langue parfumée au miel de jasmin, na-ahna-a-naah… sol sol sol… la mi do… do do ré, un long poème qui raconte les fleurs et la lune, et le soir et la pluie, et la terre et l’oiseau. Et l’amour.

lumières de l’ombre

musique du coeur

princesse des brebis

crépuscule du silence

le ciel des grillons

la cigale du courlis

les sillons tendus

l’essence de la vie

la tourterelle s’envole

tièdes fragrances

et cris de sang

l’abri de tes seins

le ventre aride

chemins de terre

et rêves de ville

une pile de cailloux

le temps passé

vents du désert

et poussière rouge

le soir du jour

à l’heure du chergui

le serpent furtif

une étoile sur le front

et dans son rêve à elle ruisselle une douce pluie, elle boit l’eau des nuages et elle baise la lune, elle rit avec le chevreau, elle caresse la terre, elle s’ennuie des larmes du temps, de l’amour, quoi l’amour, quel amour ? et la chanson s’évanouit avec l’oiseau qui s’envole, na-ahna-a-naah…

 La boussole du soleil a tourné, le chevreau réclame. Le troupeau s’ébroue, tiens, mais qu’est-ce qu’on  fait, ho ! c’est quoi, on se regroupe, le cou dressé, la tête au vent, on piétine un peu, on se tasse, ventre à ventre, qu’est-ce qu’elle dit, confidences, des fois c’est froid la nuit, le chacal, et l’autre qui parle du bouc, le bouc qui pue, là-bas dans l’enclos et celle qui gouaille il ne puait pas tant que ça quand t’étais entre ses pattes, oh le criquet, ça m’a fait tout drôle, elle s’esclaffait, et l’autre encore, la grosse à la barbiche grise, alors on y va bientôt ?

Un sifflet, un ordre bref, le cabot mordille ici et là, c’est reparti. Habiba ferme la marche, le chevreau sous le bras, la houlette en guise de sceptre.

Quatre heures, les ombres dans le dos sont de plus en plus longues, plus nettes, un halo vibre sur le poil des commères, les oreilles se découpent, les ventres brillent, les yeux clignent à chaque strie de lumière, ombre lumière ombre lumière, les troncs d’amandier, la poussière dorée…

 L’ellipse piétinée a rejoint l’ellipse du temps, l’euphorie est infinie car on sait la bergerie là, de l’autre côté de la butte à l’olivier. On ne la voit pas encore mais le rythme s’accélère, on ne batifole plus, ça sent l’écurie, la petite maîtresse des chèvres nous a ramenées à bon port, c’est le sprint, les derniers mètres, la bousculade pour se mettre à l’abri du noir de la nuit qui vient, des peurs ancestrales.

Et du chacal.

 

 
 
 
 
 
 

Un dimanche à la campagne

Le haut du sablier des semaines s’est finalement vidé. On a fait le grand ménage dans la maison, les cruches sont pleines, les fenêtres ouvertes sur le printemps, le canard bancal et monsieur LeChien ont réintégré la cuisine.

La fourgonnette est arrivée ce matin, vite suivie de deux autos qui ont déversé leur bagage de monde, des gens de ville, des enfants, des paquets, des bouteilles, des ballons, un vélo…

Le Hadj qui est toujours bien informé a expliqué que les Roumis vont rester là deux ou trois semaines, les vacances de Pâques. Leurs amis les quitteront dimanche soir, c’est comme d’habitude, et Habiba devra se faire discrète quand on aura besoin d’elle. Le reste du temps elle pourra s’occuper des chèvres.

Toute la matinée des hurlements ont retenti là-bas, à la cascade. Elle sait bien ce qu’il s’y passe, ils sont presque nus, ils s’aspergent d’eau, ils se font peur, ils rient, ils se touchent, ils s’étreignent, bonheur, ensemble…

C’est une crampe à peine tolérable, là, au milieu du ventre, elle voudrait… mais non, ce n’est pas possible… oh, être avec eux, enlever ses vêtements, elle aussi exposer sa peau, laisser l’eau couler…

Discrète, Habiba, on te l’a dit : sois discrète !

Alors elle se change en ombre discrète, en couleuvre tigre, elle rampe, les sens en alerte, elle approche sans se faire voir, sans un bruit, prête à bondir et disparaître dans les fourrés. Seule son ombre pourrait la trahir, et encore, même son ombre est  discrète !

 Les pieds nus effleurent à peine la glaise durcie, contournent les embûches, les mouchards : pas une brindille pour craquer, pas une pierre pour rouler, pas même une alouette pour grisoller un avertissement à ses poussins. Le sentier qui dévale la butte est enchâssé dans une végétation complice et Habiba sait que Habiba est invisible.

Encore quelques pas et elle se glisse, disparaît dans le jujubier. Les branches de l’arbuste jaillissent du sol comme un feu d’artifice de tiges lisses couronnées de touffes de feuilles qui retombent tout autour comme une gerbe d’étincelles. Une grosse cloche verte, imperméable au regard, hermétique. Il y a moins de six pas entre le jujubier et la cascade : elle pourrait même les toucher quand ils sortent de l’eau. Si elle voulait…

Deux enfants blonds barbotent dans la mare. Elle les voit mal car à demi cachés par la botte de joncs, mais elle sursaute à chaque hurlement de frayeur quand l’un d’eux se transforme en monstre marin pour dévorer l’autre.

Assise en équilibre sur l’éperon rocheux, les bras autour des genoux, la fille aux cheveux noirs lui fait presque face. Elle surveille les enfants. Elle est très nue, les épaules, les bras, les jambes nues, pas même un foulard sur sa chevelure lisse, une chevelure si parfaite, si symétrique. Elle a le visage blanc comme du lait, une peau claire de Roumi. Comme elle l’envie.

Fils-de-Roumi est allongé sur le dos, les yeux fermés, indifférent. Mais si près, si près d’elle.  Comme elle la déteste. Au plus profond de son refuge, Habiba relève ses jupes jusqu’à mi-mollet, même un peu plus haut. Elle a le genou rond, un peu proéminent, la jambe nerveuse, la peau un peu trop foncée, pain d’épice… Sa peau elle la voudrait plus pâle, bien plus pâle, presque miel. Comme celle de Fils-de-Roumi.

Dans sa famille à elle on rit de la blancheur des Roumis mais, lui, cette peau dorée… Non, elle ne sait plus… elle voudrait frotter cette peau trop noire jusqu’à ce qu’elle s’éclaircisse, comme la sienne, comme du pain doré.

Et puis il y a ces pieds. Ils ne lui appartiennent pas vraiment, ces pieds. Des pieds faits pour marcher sur la boue séchée, sur le schiste brûlant, sur la rocaille… des pieds forts, durs, la plante fendillée, craquelée comme un raku, des pieds avec des doigts comme des crochets, prestes, agiles comme des petits tentacules de pieds… Si elle pouvait, elle les changerait, ces pieds-là. Elle aurait des pieds comme lui, oui, avec des doigts fins, allongés, serrés comme des grains de muscat, et puis des ongles au bout, bien alignés, des bouts de pied qu’on aimerait prendre dans ses mains, protéger du froid, de la terre, des autres.

Je les laverais sous la cascade, doigt après doigt, autour, dessous, puis je les oindrais de beurre, ils seraient doux et tièdes.

Habiba déteste ses pieds. Elle laisse retomber ses jupes et se recroqueville dans son gîte. Elle déteste aussi beaucoup la fille aux cheveux noirs, et ses petits pieds couleur de lait…

Les rires et les éclats d’eau avaient cessé depuis un bon moment lorsqu’elle osa dénouer son ankylose et se glisser hors du jujubier. Il n’y avait plus que le train de l’eau bouillonnante, une cavalcade d’écume, furieuse, menaçante maintenant.

Ricanante.

La colère, la perfidie du torrent la fascinait. Elle se demanda s’il l’emmènerait là où il va, dans un endroit où les pieds seraient  fins et les peaux dorées, où les enfants seraient joyeux, où la solitude n’existerait pas. Elle avait froid maintenant, elle appela pour réunir les chèvres.

Il était temps de rentrer.

Voila, mes chers Marrakchamis, les anciens comme les nouveaux, je termine cet article en vous souhaitant une bonne semaine et pas trop de crise de foie (à cause des chocolats de Pâques bien sur).

A bientôt.... Votre TOUJOURS MICHEL

 

1 avril 2012

HABIBA 4 et encore le Tichka.

 
Bonjour chers amis blogeurs. Vous avez, presque tous, reçu il y a quelques jours, un courriel de ma part vous informant que j'avais changé d'adresse E.Mail et que j'avais eu des difficultés avec l'adresse ancienne. C'est ainsi que certains amis, qui m'avaient envoyé, des anacdotes, des images et mêmes des voeux de bonne année, s'étonnaient de ne pas avoir eu de réponse ou de n'avoir pas vu leurs photos publiées. Vous savez maintenant tous pourquoi!

C'est ainsi que j'ai retrouvé le courriel envoyé par Monique DB..qui me disait ceci :

Michel,

Je ne sais pas si tu me boudes, mais mes deux derniers mails sont restés sans réponse... et j'en suis très très étonnée, malgré tout je suis toujours fidèle à ton site.

Pour faire suite des photos du col du Tichka et fréquantant à l'époque souvent la région, je ne résiste pas à te faire parvenir une photo début des années 1950 où l'on peut lire intégralement le texte. L'altitude du col est souvent variable...Il y avait aussi à l'époque une barrière de neige à Igherm Nougdal. Le car des transports BONICI arrivant devant la cantine de mes grands parents DROUIN. La montée du col ne devait pas être une partie de plaisir vu la quantité de neige et l'état de la route étroite.

A bientôt, amicalement. Monique DB  

Vous pensez bien que je me suis empressé de lui répondre et je la remercie, ici, de sa fidélité et de sa gentillesse. Voici les photos qu'elle avait joint à son envoi.

Barrière de neige à Igherm Nougdal vers les années 1950

Barrière de neige à Igherm Nougdal dans les années 50.

Col du Tichka vers les années 1950

Col du Tichka, années 50

car Paul Bonici arrivant à Igherm Nougdal

Un des cars Paul BONICI arrivant à Igherm

car Paul Bonici devant la cantine Igherm Nougdal

Le car BONICI devant la cantine

Merci Monique, ces photos me permettront de raconter qu'un hiver (mais je ne sais plus vraiment lequel.. je pense entre  1958 et 1961..) mon père qui était en tournée dans le sud du Maroc, comme souvent puisque c'était son boulot d'aller contrôler les postes et les transmetteurs  des stations radio du Grand Sud, était resté bloqué plusieurs jours - et je crois même deux semaines - dans la cantine de la Mémé...

Ma grand mère, ma mère, mes frères et moi nous nous faisions beaucoup de souci, car nous avions appris que même le chasse neige avait été enseveli sous une couche importante de neige...

Monique, si tu avais des renseignements complémentaires à nous donner, ils seront les bienvenus.

J'ai aussi, à la suite de l'article précédent, donné une réponse à Christian qui s'étonnait de ne rien trouver  avant Novembre 2005. Si vous êtes intéressé par ma réponse, vous devrez allez la lire dans les commentaires de HABIBA3.

Et comme je suis le roi de la transition, je vous annonce deux nouveaux chapitres du roman de Jean Frédéric

Voici donc le suite de HABIBA:

CHAPITRE 6

les images mortes

Pour les gens d’en bas il fait chaud et sec, c’est une autre belle journée.

Sur la terrasse, torse nu, le Roumi sirote son café à l’ombre des bougainvillées. Par terre, un journal aux pages jaunies. La femme, courbée sur ses semis, est habillée court. Il y a des papillons partout, des centaines de fleurs multicolores qui prennent leur envol et rendent visite à leurs voisines le temps d’un baiser.

Fils-de-Roumi se promène dans le champ de moutarde avec monsieur LeChien, un setter irlandais de cinq ans. Ils nagent de vague en vague sur une mer de pétales jaunes.

Pour les gens d’en haut, sur la butte, c’est très chaud, très sec. Une rude journée. L’eau se fait rare, il faudra marcher longtemps pour trouver un peu d’herbe. C’est dur, morose, même un peu tendu, mais Dieu est grand. On a plus de temps pour prier.

Vers midi le ciel s’est soudain obscurci et les oiseaux se sont tus. L’immense nuage qui s’en allait vers l’est n’avance plus mais descend, s’étale comme un amibe géant, une gigantesque méduse qui enveloppe tout le ciel et le plaque au sol.

Les criquets ! Des millions de millions de criquets. Le monstre bourgeonne en éruptions désordonnées… une chape stridente comme si on avait un rasoir électrique dans la tête… le froissement métallique des ailes qui frôlent, les pattes qui griffent… les paquets gluants qui tombent des branches dépouillées, vidées de leur substance… des grappes bouillonnantes dans les cheveux, partout, insectes entremêlés à l’infini, gigantesque copulation désordonnée, fébrile, des mandibules avides, des ventres pleins qui giclent de vert quand ils s’écrasent… les arbres défoliés, décharnés, plantessquelettes, tiges-épines, totems macabres érigés sur un champ de bataille où la mort sent le feu et la moutarde, où rampent à perte de vue ces nouveaux nécrophages et toujours ce bruit, cette vibration acide, pointue, tout le temps, partout, qui ronge, qui rend fou… et les cris, les courses, les feux, les pleurs des femmes, les youyous, les rires des enfants…

Les criquets ont effacé les champs, rasé la prairie, dévoré le foin, ils ont transformé la noualla en squelette de tipi, ils ont troué les couvertures, gâché l’eau et le lait, grignoté le cabot affolé… et ils sont repartis gonflés, gavés, repus et fécondés, pour une autre croisade.

Désolation. Consternation. Colère.

 (les gens d’en bas)

— Et merde de merde de merde !

— Cette idée de semer de la moutarde, je te l’avais dit…

— M’man, regarde, ça fait du caca vert !

(les gens d’en haut)

— Souviens-toi, femme, le criquet est un messager de Dieu. C’est le bras de sa colère. Vois et souviens-toi, le Très-Haut punit les mécréants, les infidèles et ceux…

— Le Hadj, ce que je vois c’est qu’il n’y a plus d’herbe !

— C’est vrai ça… Prions, ma femme.

La situation est grave, mais pour tout de suite on mangera des criquets grillés. C’est tout à fait comme des crevettes grillées (pour ceux qui ont déjà mangé des crevettes grillées).

Le Hadj, faisant preuve une fois encore de son éminente sagacité, décida qu’il était temps de reconsidérer le caractère de ses relations avec le Roumi. Certes ce dernier avait subi le même désastre, il avait perdu son champ de moutarde et ses tomates italiennes, son jardin était dévasté, ses draps changés en charpie mais son foin, sa provende, son avoine étaient à l’abri, les animaux hors de danger.

Il allait lui faire une proposition.  

Le Roumi trouva le marché acceptable : on disait du Hadj que c’était un honnête homme (à un incident de bois mort près), il ferait donc un bon gardien.

Sa fille, une petite bonne femme propre, disciplinée, très travaillante – elle s’appelle Habiba, précisait-il – ça serait bien pour des gens qui sont souvent absents, une si grande maison, elle nettoierait tout, partout, et elle garderait les chèvres quand on n’aurait pas besoin d’elle à la maison, et elle irait chercher l’eau, et…

En échange on tolérerait la khaïma  en haut de la butte, on regrouperait les troupeaux sur les pâturages du Roumi et on permettrait à Lalla Zouina de cultiver un petit lopin de terre pour les besoins de la famille. C’était d’accord.

Les hommes ne doivent pas s’emparer de la main des autres hommes et l’agiter sans considération. Non. Ils doivent se contenter de l’effleurer, d’en frôler les doigts tendus comme pour partager une étincelle fragile puis ils portent l’index aux lèvres. Bien que le Roumi eût négligé cet aspect des usages en broyant la main du Hadj ce dernier décida de faire preuve d’opportunisme :  l’accommodement restait valable puisque les bêtes étaient sauvées, qu’on allait pouvoir les faire brouter sur les terres épargnées par les criquets et que, finalement, il suffirait de bien laver la main souillée par l’infidèle pour sacraliser toute la démarche. 

C’est ainsi, grâce aux criquets, qu’Habiba put s’introduire dans le monde bizarre et fascinant des Roumis. 

C’est vrai que les Roumis étaient souvent absents et la maison vide. Alors, généralement le vendredi, informé on ne sait comment, Le Hadj avertissait Habiba ils seront là demain, tu sais quoi faire… et Habiba se rendait à la maison le lendemain matin… Non, plus exactement, elle prenait possession de sa maison dès que le jour pointait.

Elle y était chez elle, libre, seule, excepté monsieur LeChien et le canard boiteux (oui ! un canard qui boite, ça arrive…). Ces deux-là avaient le droit de baguenauder dans la cuisine quand la porte était ouverte, le premier pour une part de fraîcheur et le second pour sa part de miettes.

La tâche de Habiba consistait à tout nettoyer, la grande table, la cuisine, mettre de l’ordre dans les chambres, aligner les livres de la bibliothèque, polir le parterre de marbre au savon de Marseille, laver les carreaux, battre les tapis. 

La femme du Roumi lui avait tout montré, les recoins à ne pas oublier, les bibelots fragiles, la place de chaque chose, le nid des fourmis et comment plier les serviettes. Tout était tellement nouveau qu’elle absorbait tout sans véritable étonnement, sans surprise, comme le moteur à lumière qui se mettait en marche tout seul au crépuscule ou le frigo, comme ils disaient, une grosse armoire blanche qui gardait les aliments frais pendant des jours grâce à une petite lampe à pétrole allumée en dessous. 

Elle avait ouvert le frigo un jour et s’était collée les seins contre l’intérieur de la porte jusqu’à ce que ça fasse froid. 

C’était magique.  

Le plus bizarre c’était les chaises et ça aussi elle avait compris mais c’était arrivé par hasard. On lui avait dit – la femme du Roumi – qu’il fallait qu’elle disparaisse avant que la visite n’arrive. Pour son bien, pour la protéger des djinns et des infidèles, pensait-elle, mais cette exclusion la frustrait, elle aurait voulu les voir, ces gens, les regarder vivre, les entendre chanter, crier. Surtout les enfants. Les toucher. Mais c’était risqué, il ne fallait pas.  

Sauf qu’une fois on lui avait dit de rester pour aider au service et faire la vaisselle.

C’est là qu’elle avait compris les chaises. Au milieu de la pièce il y avait une grande table ronde, haute, aussi large qu’une roue de charrette, oh même plus, comme le rond du bouc autour du piquet. 

Le Roumi ce jour-là avait fait un méchoui au petit cochon et ils étaient tous là, assis autour de cette table, sur les chaises. Pas accroupis sur des nattes, pas assis en tailleur sur les tapis, pas étendus sur des coussins brodés, mais tiens, comme au dispensaire.

 

Quand c’est pas grave, au dispensaire, on fait la queue, l’infirmier te donne un cachet ou une cuillère de sirop et hop ! dehors. Et ça va mieux, même si on recrache dès qu’on est sorti. Mais quand c’est grave alors c’est le toubib Roumi qui dit « Assieds-toi là, sur la chaise » et alors il faut bien tousser, deux ou trois fois, pour être guéri.

Sur une chaise… c’est comme ça que se soignent les Roumis, et c’est aussi comme ça qu’ils mangent. Droits, raides, obligés… Comme dit Le Hadj, c’est peut-être ça, la différence, ils ne savent plus se baisser pour s’asseoir, ni se mettre à genoux pour prier…

Mais, pour Habiba, le plus fascinant dans cette maison c’était le piano. Un grand coffre en bois rouge avec des chandeliers en cuivre. On lui avait défendu d’en ouvrir le couvercle qui garde la musique enfermée, mais une fois elle avait osé…

 

Toutes ces bandes noires et blanches rangées l’une à côté de l’autre, on aurait dit les dents d’un immense sourire. Bien sûr, son doigt avait appuyé sur une des dents, une dent noire et bien sûr, le la dièse (à moins que ce ne fût un si bémol) avait résonné comme un coup de gong dans la maison vide et bien sûr, elle avait lâché le couvercle qui avait claqué comme un coup de tonnerre. On aurait dû l’entendre du jardin mais il ne s’était rien passé.

 Elle ne toucherait plus jamais le piano.

L’autre chose qui l’a frappée le tout premier jour, c’est les murs, ou plutôt les tableaux sur les murs. Partout, sur les murs autour des gens, il y a des portraits de gens qui regardent les gens. Ça, c’est vraiment gênant. Même quand la journée s’achève, que l’obscurité recouvre les fauteuils, le piano, tout, leurs yeux restent ouverts dans le noir.

Curieuses coutumes que celles de ces gens qui partagent également leurs morts entre le ciel, la terre et les murs du salon.

Quand ce sera ma maison je mettrai des tapisseries devant toutes ces images mortes qui entrent dans les cerveaux et regardent les rêves.

CHAPITRE 7

 
la poule rouge
 

Habiba reprenait possession de la maison dès la visite

Habiba reprenait possession de la maison dès la visite repartie. Pas en entier mais par petits bouts, par touches concentriques car le Roumi et sa femme étaient encore aux alentours pour un jour ou deux, voire une semaine, on ne savait jamais, et c’était toujours mieux de ne pas être trop près, dans leur ligne de mire. Ça leur donnait des idées.

Fils-de-Roumi retournait à l’école de la ville par le train du dimanche soir. Lui, elle le voyait peu, seulement de loin, car sa présence coïncidait avec celle des invités qu’il-nefallait- pas-déranger.

Un jour pourtant, le jour du méchoui, ils s’étaient trouvés face à face, presque cognés en ouvrant la porte de la cuisine. Leurs regards s’étaient à peine croisés, le temps de trouver une voie d’évitement. Il contourna l’obstacle, juste une ombre, un mobile sans intérêt. Elle le trouva très beau.

Habi, la gargoulette est vide !

Habi, tu iras déterrer des pommes de terre…

Habi, balaie le patio.

Habi, va suspendre les serviettes sur la corde à linge.

Habi, prépare la poule rouge…

La poule rouge…

Sur la colline il y a les poules du-dehors et les poules dudedans. En général les Roumis mangent les poules du-dedans. C’est parce que les poules du-dehors  se sont échappées du dedans et qu’elles sont très difficiles à attraper.

On sait bien que le chacal, lui, il attrape toujours les poules du-dehors et c’est pourquoi il y a parfois une poule qui mijote sous la khaïma, une poule du-dehors. Sur le dos du chacal !  

Mais il faut bien reconnaître qu’une poule du-dehors  c’est une poule du Bon Dieu : alors ou bien elle est pour le chacal ou bien elle est pour celui qui l’a attrapée avant le chacal.

Grâce à Dieu. Aujourd’hui c’est la poule rouge, une poule du-dedans, une vieille qui ne donne plus d’oeufs et qui coûte trop cher degrain si elle ne donne plus d’oeufs.

Ça caquette, ça court, ça saute, les plumes volent mais la rouge se retrouve vite coincée entre les genoux de Habiba. Elle a l’habitude, Habiba. Il faut être aussi vite que le chacal, il ne faut pas que ça fasse désordre. Les Roumis, eux, ou bien ils lui tordent le cou ou bien ils l’assomment d’un cou sec par en arrière, comme pour les lapins. Mais Habiba a appris la bonne manière. Il faut d’abord trancher la carotide avec soin – ça peut être laborieux si le couteau est émoussé – puis libérer la poule qui se livre alors à une course effrénée, zigzaguant dans tous les sens, butant contre les murs, le bec béant, les ailes en croix, jusqu’à ce que la dernière goutte de vie soit expulsée, que le coeur pompe à vide, que le malin ait quitté sa maison de plumes. Le duvet dans un sac, le foie, le coeur dans un bol, les pattes et les viscères au cochon, le poulet emballé d’un torchon humide et voilà ! Les mouches se disputent les taches de sang sur le sol, sur le mur, sur les mains.

 — Habi, va te laver les mains et rapporte de l’eau.

 Pour l’eau de la cascade c’est la petite gourde qu’il faut, une sorte de calebasse creusée dans une grosse courge, une amphore joufflue cerclée de cordelette de palmier nain que l’on transporte sur la tête. Il faut suivre le sentier jusqu’à la rivière de l’autre côté des amandiers et la longer jusqu’à la chute pour remplir la gourde sous l’avalanche indisciplinée de mousse et d’eau fraîche.  

Tu ne sais pas, petite Habiba, que ta silhouette, ta robe qui fait des vagues au rythme de tes hanches, le merveilleux équilibre de la gourde sur ta tête, les gouttes de cristal qui s’en échappent, tu ne sais pas combien cette image est belle, combien elle est en dehors du temps.

Mille, deux mille, dix mille ans… tu ne sais pas. Tu sais seulement qu’il faut faire attention en gravissant le sentier pour ne pas trébucher et te casser le cou.

— Habi, ça vient, cette eau ?

Habiba préfère aller chercher de l’eau l’été, quand l’oued est à sec et qu’il faut aller jusqu’à la fontaine du village. Elle y retournerait tous les jours si elle pouvait.

Il faut harnacher le bourricot, l’habiller de la double poche dans laquelle on peut loger deux jarres en terre cuite. Puis c’est le train-train jusqu’à la fontaine à l’entrée du village, une marche de deux heures, un monologue ininterrompu avec le bourricot qui l’écoute en hochant la tête et lui fait la grâce de ne pas trop renâcler au licou.

Elle lui raconte combien les Roumis sont bizarres et leur façon de s’asseoir quand ils ont faim, les visages des morts qu’ils accrochent aux murs, elle lui raconte Malika, son amie, qui sera peut-être à la fontaine aujourd’hui, et puis Fils-de-Roumi qui va sûrement la marier, et puis le cochon qui a coincé une poule contre l’auge et l’a proprement dévorée, que le Roumi ne la croira pas alors qu’elle lui dira qu’elle n’a rien vu, et que l’eau de la fontaine des Roumis ça vient sûrement d’un puits qui n’a pas de fond ou d’un oued sans début ni fin, ni été ni hiver, et que le soir, en revenant, elle en boira un peu parce que l’eau des roumis ça éclaircit la peau.

C’est le Roumi qui avait obtenu qu’on installe une fontaine près de l’entrée du village. C’était quelques lunes avant les criquets. On disait qu’il avait fallu des mois et des mois de palabres avec des gens importants mais le pacha, l’instituteur et le Roumi avaient finalement gagné.

Pendant des semaines on avait vu des ouvriers et des machines fendre la terre, creuser des nuages de poussière, faire jaillir pierres et roches, ensevelir des tuyaux. La tranchée était si longue qu’on n’en voyait pas le bout, même pas ceux qui habitaient au nord du village, tant les puisatiers avaient creusé longtemps. Mais ce qu’on savait c’est que la fontaine apporterait de l’eau tout le temps, été comme hiver, de l’eau de Roumi.

Ça avait donné lieu à une grande fête, avec des youyous et même une petite fantasia avec des coups de fusil. Deux jours durant, les enfants avaient été autorisés à manquer l’école. Ils étaient tous venus, hommes, femmes, garçons et filles, qui avec une gourde, un bidon, un seau cabossé, une outre cousue dans une peau de bique, ils étaient tous venus pour cueillir un peu d’eau de Roumi et la rapporter au gourbi.

 

— Habi, la gargoulette est vide !

 

A la fontaine, c’est toujours une petite fête, des saluts, des rires, des quolibets, une dizaine d’enfants, quelques femmes, des comment-ça-va-chez-vous-chez-nous-ça-va et des chez-nous-ça-va, oui, ça-va-grâce-à-Dieu, ça-va, et pas de queue désordonnée, pas de bousculade, pas de dispute, chacune passe à son tour, aidée par la suivante pour pencher la cruche, pour tourner la manivelle et soulever le levier qui grince à chaque hoquet.

Oui, Habiba aime bien aller chercher de l’eau.

 Mais ce jour-là il faisait presque nuit quand la petite déchargea l’âne, appuya les cruches contre le mur de la cuisine et les emballa de linge humide pour que l’évaporation en garde le contenu bien frais.

 … entraver Bourricot et l’attacher au piquet,

… jeter deux poignées de grain aux poules,

… assurer la porte des chèvres d’un bon coup de pied. 

Elle était contrariée, Habiba, d’humeur maussade : il y avait beaucoup de monde à la fontaine mais Malika n’y était pas. En plus qu’elle s’était fait mal avec une des jarres et pour finir elle avait oublié de garder pour elle un peu de l’eau de Roumi qui éclaircit la peau.

Elle se baissa, écarta la couverture qui obstruait l’entrée de la khaïma et pénétra sous la tente. Bouscula le cabot endormi qui émit une plainte de principe, s’accroupit près du panier de jonc où Lalla Zouina avait mis de côté pour elle une galette fendue en deux et arrosée d’une bonne rasade d’huile d’olive.

Elle commença à manger, la tête encore pleine des cris et des rires de la fontaine, indifférente au manège du Hadj qui allait et venait, agenouillé comme pour une prière, comme pour planter un grain de blé, puis un autre, puis un autre, dans le sillon tracé au milieu de sa femme.

 Bien, vous avez de la lecture pour la semaine....J'aimerais savoir, pour pouvoir le dire à Jean Frédéric, si certains d'entre vous le copie et l'imprime pour pouvoir le lire plus tard ou même "au lit".
 
Il me reste à vous souhaiter une bonne semaine, en pensant particulièrement à ceux qui présentent des problèmes de santé et continuer à vous inviter à m'aider pour illustrer les prochains articles...
Votre toujours MICHEL

 

Notre marrakech 45-70
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