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Notre marrakech 45-70
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20 août 2012

CHKOUN, ANA Jouj

Il est temps, chers amis et lecteurs, de poursuivre  Jacques dans son récit de son arrivée à Marrakech.

Mais avant, je veux saluer et remercier les nouveaux visiteurs.

- Jacky GUINET, qui nous donne des liens pour partager ses photos, dont certaines plairont certainement beaucoup aux anciens de la BA 707....

TONY qui nous rejoint en apprenant une mauvaise nouvelle (Qui date de plus de 4 ans). Merci de ta visite et de cette piqure de rappel qui vient enrichir nos souvenir. J'en profites pour demander à Jean Marc de venir nous rendre visite sur le Blog, maintenant qu'il est de nouveau bien installé au soleil..puisque c'est lui qui nous avait appris le décès de Joseph BONASTRE, dont  tous les Oualidiens se souviennent.

Enfin, félicitations à la nouvelle grand mère, Patricia ( PAT du 69) qui semble bien fière de sa petite fille.

Voila je ne veux pas vous faire attendre plus longtemps. Vous allez pouvoir vous régaler avec le N° Jouj de CHKOUN ANA.

 

Premier contact

 

Nous arrivions quelques jours après la rentrée des classes, alors que cela avait recommencé depuis trois semaines en France, mais surtout nous n'avions aucun endroit où nous loger. Pendant quelques jours, nous allions donc résider à l'hôtel Majestic, qui devint ensuite devenu le Koutoubia. 

Tout simplement. 

C'était assez plaisant d'avoir le petit déjeuner dans la chambre et ensuite de partir vers l'école du Guéliz, toute proche, sac d'écolier à la main, sous l'oeil étonné du portier de l'hôtel. 

Il faisait encore passablement chaud pour des petits français en ce début octobre à Marrakech, et la chemisette était de rigueur alors que nous avions déjà notre petite laine à Bayonne. 

L'école me sembla facile. Venant de France, j'avais l'auréole du bon élève que je n'avais pas eu forcément l'impression d'être à Bayonne. Notre maîtresse (disait-on à l'époque) était Madame PIOT. Elle faisait aussi fonction de directrice et était suppléée par Mlle TOSTIN, une blonde et jeune institutrice qui avait parfois du mal avec les garnements que nous étions. Mais rien à voir avec ce que nous connaissons de nos jours. 

La récompense suprême était d'actionner la sonnerie électrique qui rythmait les récréations de l'école, et dont le bouton de commande se trouvait dans le bureau de la directrice. En appuyant, on libérait les élèves des autres classes, qui envahissaient la cour de récréation. Quel pouvoir que le notre, celui des élèves de CM2 ! 

L'école me changeait du préfabriqué que j'avais quitté à la cité Lahubiague. La France avait beaucoup souffert de la guerre, et était confrontée à une période de natalité galopante, le « Baby boom », dont je faisais partie. Les écoles avaient explosé, et après avoir commencé la maternelle au grand séminaire, avec des maîtresses laïques, puis emménagé dans une école maternelle toute neuve, l'accroissement des demandes de scolarisation avait amené la ville à installer des bâtiments préfabriqués cité Lahubiague, pour soulager l'école primaire que nous appelions « la grande école ». 

La cour de récréation de l'école primaire de garçons du Guéliz était close, plantée de faux poivriers et de cyprès, et comportait les salles de classe sur sa gauche quand on entrait. L'école des garçons était bien entendu différente de celle de filles, qu'il nous était interdit d'approcher. Au fond de la cour, il y avait des sanitaires et un lave-mains avec robinets à pression en laiton. Il nous était strictement interdit de nous y désaltérer quand nous avions chaud, notamment en revenant du sport : depuis qu'un certain Du Guesclin était mort en buvant à une source très fraîche après un combat acharné, tous les écoliers de France et de ses ex extensions semblaient devoir se dessécher sur place plutôt que de risquer l'apoplexie. On ne dira jamais assez combien les collégiens ont souffert du décès de Du Guesclin à Chateauneuf en Randon en 1380, mais ce qui ne présentait aucune difficulté en France, relevait de la gageure au Maroc, après le cours de gymnastique de M. NICOLI.  

De surcroît, il n'y avait pas en France de cours de sports comme ceux qui nous étaient dispensés à Marrakech. Ce fut donc la première fois que je chaussai des « baskets », que je touchai un ballon de football, alors qu'il faisait partie de l'équipement de base de l'enfant marrakchi. Et je passai pour un novice total, ce que j'étais. 

Une excuse, quand même : je n'avais jamais été doué en sport étant enfant, car affligé d'une myopie prononcée qui m'obligea à porter des lunettes dès l'âge de sept ans. Avant, je n'y voyais rien ou presque. Après, les instituteurs voulaient évidemment que je me défasse de mes lunettes pour la pratique sportive, ce qui me condamnait à ne pas voir arriver le ballon en plein sur ma tête, expérimentant ainsi le choc élastique, ou a avoir les lunettes embuées par la vapeur d'eau avant que de les voir partir en vol plané suite à un mouvement un peu brusque. Le tout sous les railleries des « musclés ». Que la vie du binoclard était dure, à l'époque !

 Notre villa

 Ensuite, bien vite, nous emménageâmes dans notre nouvelle résidence du 19 avenue Poincaré, la villa mitoyenne des BERLIOZ. 

La villa, c'était une nécessité dans la mesure où notre grand-mère allant sur ses 79 ans, restée à Bayonne, ne pouvait demeurer sans surveillance et donc devait nous rejoindre rapidement. 

Pour nous, cette villa coloniale mitoyenne fut le terrain de toutes les aventures et de toutes les nouveautés. D'abord par le jardin, bien plus étroit que celui que nous avions à Bayonne mais parsemé d'espèces florales exotiques ; la liane de Floride en particulier constituait une énorme tonnelle. Ensuite, la multiplicité des pièces ne laissait de nous étonner. 

En pleine ville, il y avait un garage, donnant sur la rue à angle droit, et derrière la maison une série de pièces habitables (avec cave de surcroît, interdite aux enfants à cause de quelques scorpions qui traînaient par là) terminant par la cuisine, le tout séparé de la villa proprement dite par une allée cimentée. Ces pièces furent immédiatement annexées par mon père pour en faire son laboratoire de photographie. Il semble que dans le temps, les domestiques y aient été hébergés, tout comme c'était le cas dans les maisons bourgeoises françaises, qui proposaient un hébergement ancillaire. 

La maison proprement dite se composait d'une entrée, avec une volée d'escaliers menant à l'étage, d'un ensemble salon-séjour séparé par un arceau sur la gauche, et sur la droite de l'entrée d'une chambre avec cabinet de toilette et penderie attenante, réservés dès le début à notre grand-mère du fait de leur situation de plain-pied.

L'étage comportait trois chambres et une salle de bains : chambre des parents, des enfants, et bureau, d'accès strictement interdit aux enfants. Mon père avait en effet besoin d'un bureau pour corriger ses copies et préparer ses cours. Ma mère, professeur de gymnastique, n'avait pas de copies à corriger.

La chambre des parents donnait sur une petite terrasse, ma foi fort agréable. L'escalier se poursuivait jusqu'à la terrasse sommitale, qui devait servir à dormir l'été quand la chaleur était trop forte. Nous n'avons jamais utilisé cette commodité, car nous retournerions en France durant les vacances d'été. Cette terrasse avait été récemment chaulée, et y pénétrer sous le soleil causait un éblouissement insoutenable et douloureux. 

La cuisine, je l'ai déjà dit, était dans un bâtiment à part. 

Le plus surprenant dans l'architecture de la maison était la présence de doubles plafonds, destinés à introduire une lame d'air isolante et éviter que la maison n'accumule la chaleur en été. Cette « architecture coloniale », se caractérisait par une approche écologique dont on pourrait tout à fait s'inspirer encore, plutôt que de recourir à la climatisation massive de maisons aux larges parois de verre, inadaptées au climat. Mais ceci est un autre débat... D'autant que ma mère, qui avait vécu à Fédala à la fin des années vingt (mon grand père allait faire fortune dans les pêcheries, pensait-il), avait identifié dans le plafond les articulations d'un « panka », volet articulé en bois léger et tissu destiné à éventer les occupants dans la pièce, et actionné non par l'électricité mais par une personne qui avait pour mission de tirer sur la corde qui l'actionnait. L'ancêtre du ventilateur, en somme. Mais depuis, la fée électricité avait fait sa révolution... 

Nous avons vécu un peu plus d'un an dans cette maison. L'avenue POINCARE était une large avenue démarrant devant la poste de Marrakech, et filant droit vers la gare puis le quartier industriel. Elle comportait une double rangée d'arbres, avait l'avantage de ne pas être très loin du Lycée HASSAN II (en fait, parallèle à la rue joignant l'entrée du Hartsi à Hassan II et passant devant les logements de fonction du lycée). Au printemps, elle s'emplissait des ouvrières qui, venant de la Médina, se rendaient au quartier industriel travailler dans les conserveries d'abricots. Le soir, les usines débauchaient toutes à la même heure, et vers six heures le flot regagnait paisiblement la Médina, passant devant nos fenêtres.

Cette année là, Mohammed V décéda. Le deuil national déclenché dans tout le pays nous incita à rester prudemment à la maison, les rues étant parcourues de cortèges vociférants, certainement pleurant le souverain déchu. Mais notre niveau d'arabe était encore bien bas, et le spectacle sur cette large avenue pleine de foule était impressionnant. C'est de cette époque que data son nouveau nom, avenue Hassan II, la tradition étant de donner le nom du souverain à une rue du temps du vivant du Roi. C'est ainsi que l'Avenue de France qui partait de l'avenue de la Ménara jusqu'à la Route de la Targa, de l'hivernage jusqu'au camp militaire, sera rebaptisée Avenue Mohammed VI dès son intronisation. 

Pour aller de la maison à l'école du Guéliz, c'était facile : il suffisait de traverser cette route, la circulation n'était pas encore pléthorique, et c'était chose aisée la plupart du temps. Sauf quand arrivaient les convois de six ou sept camions Mack transportant le minerai de manganèse de Bou Tazoult, de l'autre côté de l'Atlas, jusqu'à la gare. Ce minerai faisait d'ailleurs une partie du trajet en camion, puis traversait l'Atlas sur un téléphérique, et terminait son trajet en camion jusqu'à la gare de Marrakech où il était chargé dans des wagons ferroviaires. Puis la rue Reignaut nous faisait passer devant la petite chapelle et arriver presque directement à l'école du Gueliz, jouxtant les terrains de sport de l'ASAM. Je me rappelle particulièrement de cette rue Reignaut car il y avait à mi-longueur une chapelle, constamment fermée me semblait-il. 

Parfois, nous revenions avec les copains qui habitaient au Lycée Hassan II. Nous longions l'Avenue de Casablanca, traversions l'Avenue Hassan II au niveau du grand giratoire, et continuions tout droit dans l'Avenue de France jusqu'à apercevoir l'internat du Lycée Hassan II, où nous tournions à gauche pour rejoindre les logements. Ce parcours était souvent le lieu de disputes, complicités ou défis stupides, dont l'un, courir le plus vite possible, se solda par la perte d'une dent par l'un d'entre nous qui s'obstina à courir alors qu'il y avait devant lui un poteau téléphonique qui faisait manifestement obstacle. Ce fut le poteau qui gagna, mais, avec la plus parfaite mauvaise foi, nous fûmes accusés d'avoir blessé ce camarade et fûmes mis en quarantaine par la « bande » de l'immeuble des logements de fonction de Hassan II. 

Avec la même bande de copains fous, nous entreprîmes un après-midi de démonter une fusée de détresse. Exercice stupide s'il en est, qui fit que plus « expert » des artificiers finit par enlever la charge propulsive. La munition était alors (presque) sans danger, mais en voulant perfectionner je ne sais quel détail, je percutai l'amorce en fulminate qui éclata avec un bruit sec. Plus de peur que de mal, mais les copains me demandèrent gentiment d'aller jouer plus loin. Je gardai quand même de tout ce qui est « munitions » une méfiance certaine.

 


carte01 

 La villa Berlioz et Michel, mon frère cadet, devant. 1961

Cette maison avec son jardin nous donna à notre imagination enfantine débridée des occasions de jeux sans fin. Avec la modicité des tarifs du cinéma local, nous allions souvent au « Lux », à côté du Palace, où la place dans la série « luxe » coûtait un dirham ! Ma mère nous emmena donc souvent, mon frère et moi, voir les films programmés dans cette salle plutôt enfantine. Nous y vîmes ainsi nombre de westerns, agréables tant que les gentils cow-boys blancs massacraient les abominables indiens féroces et sanguinaires, selon le code hollywoodien, et prodigieusement ennuyeux lors des séances romancées d'amour entre le héros et l'héroïne, qui ne faisaient que délayer et affadir l'action à nos yeux de jeunes enfants. Quoiqu'il en soit, le drapeau du septième de cavalerie ne flotta pas longtemps dans le jardin de la villa, celui-ci ayant été identifié par mon père grâce aux lettres « US » peintes en rouge dessus, ce qui nous valut le commentaire : « ça planté ? Dans MON jardin ? » sans équivoque quant à ce qu'il convenait d'en faire. Le drapeau rejoignit donc le bac des accessoires inutilisables, au fond du jardin. 

Un autre film nous inspira, ce fut « Tarzan le magnifique » (1960) où le héros traversait la forêt de liane en liane. La tonnelle en liane de Floride devint bientôt la jungle africaine (la température s'en rapprochant), et, les lianes s'avérant peu propices au voyage aérien, nous en ajoutâmes des artificielles confectionnées dans des sangles hors d'usage de volets roulants. Elles étaient dépourvues de toute résistance, et malgré notre soin il nous arriva plus d'une fois de nous retrouver sur les fesses, privés en plein essor de leur soutien. Quelques ampoules aux mains et crispations des abdominaux plus tard, nous trouvâmes moins d'intérêt à ce jeu... mais fîmes des envieux parmi les voisins qui vinrent s'essayer au changement de liane en plein vol, que bien peu réussirent. On le leur avait bien dit, que c'était dur, mais bon, ils voulaient vérifier... 

Nous ne fûmes pas les seuls surpris dans ce jardin ! Nos parents se résolurent à le faire entretenir par un jardinier qui passait régulièrement prodiguer à ces plantes exotiques les soins indispensables et spécifiques dont nos parents ignoraient tout. Ma mère avait pour habitude de dialoguer comme elle le pouvait avec le jardinier, se faisant parfois aider de 'Chouma, notre bonne de la première heure que nous garderions pas loin de douze ans. Elle avait ainsi appris à demander des fleurs « meziane », c'est à dire bonnes. Elle pensait décoratives, bien sûr et le jardinier s'activa pendant plusieurs semaines sur un parterre de plantes en devenir, dont il nous disait qu'elles seraient « meziane ». Ma mère, étonnée de la culture de cette variété, lui en demanda le nom et obtint en réponse « souled ».Au bout de quelques semaines, la vérité se fit jour : les plantes que cultivait avec amour notre jardinier étaient des... laitues. Effectivement, elles furent très bonnes. Très « meziane ». Dès lors, ma mère baptisa le jardinier « souled », et je ne me rappelle plus que de ce nom là en ce qui le concerne.

Il vous faudra, maintenant attendre quelques jours pour lire le N° Trois... En attendant je vous souhaite une bonne semaine.

Votre TOUJOURS MICHEL

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20 août 2012

CHKOUN ANA? Wahed

Pour ceux qui prendraient le Blog en route, allez lire, SVP, l'article précédent pour comprendre celui ci: Jacques écrivait :

Comme promis lors du dernier article, nous allons pendant quelques semaines, partager la vie d'un de nos Marrakchami, Jacques....Il a écrit ce texte,  plongé dans ses souvenirs et dans ses boites à chaussures pour rechercher des photos d'époque et nous offrir un feuilleton. Voila ce qu'il disait dans son dernier commentaire : J'espère surtout que cela ramènera à la surface de beaux souvenirs à beaucoup d'entre vous... Au-delà du devoir de mémoire que j'avais envers mes filles, j'ai pris énormément de plaisir à me replonger dans les vieux documents, les diapos décolorées.

Voici donc un premier chapitre :  Qui suis-je ?  Maroc 1961-1973

Mais comment devient-on « Marrakchami » ?

Au fil des rencontres, des lectures, de l'avancée de la vie, je me rends compte que si Marrakech fut « ma » ville, commune à bien d'autres, dans les années 1960-1970, mon frère, les gens qui m'ont côtoyé à cette époque, n'ont certainement pas les mêmes souvenirs que moi de cette époque, tant chacun voit sa vie de son propre point de vue.  

Ce témoignage est aussi destiné à mes filles, à qui je n'ai pas encore pu montrer ce pays où j'ai passé mon adolescence, où j'ai rencontré ma femme et où j'ai perdu mes parents.  

Treize années intenses, laissent ces souvenirs, épars et reconstitués, agrégés pour donner au récit une trame spatiale et temporelle cohérente.  

Ce récit comporte des erreurs, liées au temps et aux mauvais souvenirs que l'on efface de sa mémoire.  

Plutôt qu'une approche chronologique, j'ai retenu une approche thématique.  

Je le dédierai à Mohammed, un camarade de classe qui ne se reconnaîtra pas parce que je ne parle pas de lui dans ce témoignage, mais qui se rappellera peut-être de moi, s'il le lit un jour. 

Il n'aurait pas été possible sans Michèle ma femme, que je remercie.

Bayonne

En ce début des années soixante, j'habite à Bayonne, sous-préfecture des Basses Pyrénées, comme on dit encore à l'époque.

 Encore faut-il savoir que Bayonne est, pour ses habitants, composée de quartiers. Si les touristes ou fêtards annuels ont entendu parler de nos jours du « Petit Bayonne », les gens du cru parlaient de Saint Esprit, quartier de la rive droite, des « Allées marines », qui longeaient l'Adour, des « Allées Paulmy », de « Lachepaillet » et de « Saint Léon », qui fut notre quartier.

 Faisant suite aux imposantes Allées Paulmy, lieu de villégiature des gens fortunés à l'époque,  et laissant à droite la route de Biarritz, la mythique « nationale 10 », une avenue, portant le nom d'un évêque de Bayonne, Raymond de Martres, passe devant le Parc des Sports (le stade du fameux Aviron Bayonnais), le cimetière municipal et grimpe vers le plateau de Marracq.

 Au-delà du Lycée de Bayonne devenu depuis collège Marracq, lui-même en face du réputé pensionnat privé de Largenté, c'est la route de Cambo, qui se dirige vers le pays basque intérieur.  Cette époque, la campagne commence juste là-haut, après la « Villa Soult », maison de notre grand oncle Marcel Forgues, qui fut aussi un célèbre rugbyman dans les années 1920, avec son frère Fernand.

Le numéro 24 a disparu. C'est pourtant là que nous habitions, dans une villa qui avait été confortable. Il y avait là autour un petit pâté de maisons individuelles conséquentes, rasé depuis. 

L'unité architecturale des quatre villas permettait de penser que cette vaste propriété était unique au départ, et qu'au fil des générations, elle avait été morcelée. La famille du propriétaire en habitait encore une, et un autre bâtiment jumelé avait été mis en location. Nous occupions donc la moitié de cette « Villa Constance », que nous partagions avec les Genty, une famille d'épiciers ambulants qui vivait en faisant les marchés. On n'avait pas encore inventé les grandes surfaces à l'époque, et les marchés de village ou de bourg étaient une réalité concrète de la société française d'après-guerre. 

Je ne sais pas pour quelle raison exacte la famille avait élu domicile dans cette maison, mais cela semblait remonter aux années trente, où les mauvaises affaires de mon grand-père maternel l'avaient conduit à revendre sa propriété du quartier Lachepaillet (sur la route de Biarritz) et à passer en location dans cette demeure, relativement proche de celle de sa belle-famille. De cette splendeur passée, il ne restait guère que ma grand-mère et son côté « grande dame », et un piano à queue où cette même grand-mère donnait quelques leçons aux enfants de la bonne société pour gagner un maigre quelque chose.

 Cette grosse villa à étage, avait dû être cossue, mais elle souffrait de l'absence d'entretien de la part du propriétaire, particulièrement près de ses sous (on dirait « gestionnaire rigoureux »). On me racontait que, bâtie en torchis sur un terrain militaire, cette villa était susceptible d'être démolie en cas de conflit pour créer un parc de remonte en chevaux pour l'armée. Héritage des conflits napoléoniens, cette mesure désuète valait à la maison une cave somptueuse, capable paraît-il de recevoir ses propres débris en cas de démolition.

 Entre enfants, nous évoquions aussi le passage d'un souterrain qui partait du château de Marracq et rejoignait la citadelle, et qui serait passé sous le jardin et les caves avoisinantes. Plusieurs voisins avaient vu « le trou » au fond de leur cave, ou de celle d'un oncle... Le mystère rôdait.

 La maison comprenait en rez-de chaussée un appentis en planches appelé « buanderie », accolé à la cuisine, une salle à manger en dur rajoutée sur un côté mais dont le toit souffrait de l'écoulement de l'eau depuis les tuiles du toit principal situé deux étages plus haut, ouvrant elle aussi sur une cuisine flanquée d'une souillarde, cette pièce avec un évier que l'on trouve dans les anciennes constructions.

 Un couloir en parquet ouvrait sur une cage d'escaliers avec  une rampe imposante. Il conduisait à un salon au mobilier cossu, au parquet ciré, interdit aux enfants car destiné à recevoir les gens « importants », et à la chambre parentale, en face. Ce couloir était en fait l'entrée, car il se terminait par une lourde porte qui ouvrait sur la jardin. Mais cet accès était réservé aux hôtes de marque, les enfants à l'époque étant considérés comme des espèces d'animaux nuisibles qui n'avaient pas à s'immiscer dans la vie des grandes personnes.

C'était en tout cas le message que faisait passer clairement ma grand-mère en considérant que nous « manquions d'éducation ». Avec le recul, les standards de l'éducation de l'après-guerre chez un couple de professeurs étaient assez lointains de ceux de la bourgeoisie des années vingt à laquelle elle avait appartenu. On se demande encore, avec mon frère, comment notre mère eut l'autorisation de faire des études de « professeur de gymnastique » comme on disait à l'époque.

 Une volée d'escaliers bordée par une rampe en bois massif, sur laquelle il était agréable (et donc interdit) de descendre menait à l'étage. A l'entresol, on trouvait les toilettes. Je n'ai jamais compris pourquoi les toilettes se trouvaient là, mais je pense que cette position des commodités en entresol faisait riche, car près du rez-de chaussée et de l'étage. Et puis n'oublions pas qu'à l'époque, il y avait encore des toilettes dehors à la campagne, ou sur le palier dans les immeubles en ville, et que le « tout à l'égout », voire l'eau courante (froide) à tous les étages étaient un luxe.

A l'étage, un bureau pour mon père, qui devint chambre à coucher pour les enfants quand nous grandîmes, une chambre pour notre grand-mère où elle avait pour habitude de prendre le mousseux accompagné de boudoirs avec une cousine éloignée tous les jeudis après-midi, et une chambre pour le fameux « Tonton Fernand », le rugbyman qui entre deux fiancées revenait se ressourcer auprès de sa soeur.

 Cette chambre était flanquée d'une salle de bains dont la séparation consistait en une cloison en panneaux de bois (de jolie facture) comportant en imposte des carreaux transparents mais peints en bleu pour assurer l'intimité des occupants. Le plancher était particulièrement vétuste, ce qui nous valait la recommandation de ne pas sauter dans la baignoire. Par ailleurs, la plomberie d'évacuation en véritable plomb et les robinets mangés de vert-de-gris nous valaient la consigne de ne pas y boire l'eau du robinet.

 Une petite porte sur le palier donnait accès après une volée de marches à un vaste grenier où des chambres réservées à la domesticité avaient été aménagées, du temps de la splendeur des maîtres de l'époque. De mon temps, dans des pièces mansardées tapissées avec des papiers aux motifs incontestablement anciens, on y trouvait quelques meubles sentant le renfermé et toutes sortes de récipients destinés à récupérer les infiltrations d'eau de pluie entre les tuiles disjointes ; du pot de chambre en céramique à la bassine en plastique « monoprix », en passant par le seau en tôle galvanisée. Le propriétaire se faisait tirer les oreilles pour refaire la toiture.

 Le jardin comprenait sur la partie arrière (en fait, celle par laquelle on rentrait), un garage en bois et une petite cour avec un pêcher, sur lequel ma mère me dit qu'elle ramassait les fruits la veille de ma naissance. Derrière le garage, un aucuba et une rangée d'hortensias donnaient accès au « jardin de devant », mieux entretenu. On y trouvait entre autres des fuchsias, un cerisier, un figuier, un parterre de fraisiers et quelques groseillers, le reste étant plutôt consacré aux fleurs, dahlias principalement dans ma mémoire.

 De ce jardin, une allée d'une cinquantaine de mètres, bordée de troènes, permettait d'accéder à l'avenue Raymond de Martres, grâce à un portail en poutres de bois rouge basque passé.

 L'entrée usuelle se faisait « par derrière », ce côté donnant sur un chemin en terre, non dénommé à l'époque. En face, les ruines d'une usine, « Chiquitoys », l'inventeur du Jokari. Vous savez, ce jeu populaire dans notre enfance où la balle était reliée par un élastique à un bloc de bois posé à terre, ce qui permettait de jouer à la balle tout seul, sans partenaire ni mur pour la renvoyer.

On a tous connu cela sur les plages. Depuis, les chinois ont repris une production qui refait des apparitions sporadiques au fil des modes.

 Ce mois d'octobre 1960, la rentrée des classes avait déjà eu lieu. Au Pays Basque, la rentrée des classes se faisait encore sur fond d'été, on allait encore à la plage les jeudis après-midi ou le week-end, surtout lors de marées d'équinoxe, qui découvraient les rochers et permettaient de pêcher quelques rares crevettes, de ramasser bigorneaux et oursins, voire de chasser le poulpe pour les plus téméraires. On avait à peine inventé le surf. La combinaison néoprène, le van, accessoires indispensables pour mener l'existence du « surfer branché » actuel étaient encore de l'imaginaire.

L'agitation familiale était à son comble : après plusieurs mois de tractations, les parents venaient de recevoir une réponse favorable à leur demande de départ comme enseignants pour le Maroc, pays découvert quelques mois plus tôt.

C'est en effet aux vacances de Pâques précédentes qu'ils s'étaient décidés à confier enfants et belle-mère à une gouvernante (s'il vous plait ! - la belle-mère refusait catégoriquement de garder les enfants), et qu'ils ont rendu visite à des amis de longue date, établis à Marrakech : Dédé et Charlotte LANDAU, qui habitaient les logements de fonction du Lycée Technique Hassan II où Dédé (André de son vrai prénom) était « Chef des Travaux », c'est à dire responsable du fonctionnement des ateliers.

Dès leur retour, emballés par le pays, ils avaient demandé à faire partie de l'important contingent du corps enseignant qui travaillait à  la formation des futurs cadres marocains. L'indépendance était encore récente, et tout se structurait afin de permettre d'assurer une relève par des marocains dans des entreprises marocaines.

 Vers la fin septembre, alors que l'on ne comptait plus les coups de téléphone, télétype et autres moyens de communication modernes (de l'époque) mis à notre disposition par l'oncle maternel qui était affréteur de bateaux (celui qui habitait la Villa Soult), la nouvelle tomba, effroyable pour nous autres, les enfants ! Les parents avaient obtenu une mutation à Marrakech. Papa au Lycée Hassan II comme professeur de mathématiques, Maman comme professeur de Gymnastique au Lycée Ibn Abbad. Avec un complément de service à l'Arset el Maach. Renseignements pris, le Lycée Ibn Abbad était le Lycée Mangin, rebaptisé pour la circonstance suite à la marocanisation de l'enseignement public. Le lycée français serait transféré progressivement sur le site du Victor Hugo actuel.

La nouvelle effroyable ? Bien sûr ! Imaginez l'état d'esprit d'un gamin de 10 ans à qui l'on expliquait que ce serait le départ, la fin des habitudes, des amitiés, des repères qu'il avait acquis, et qu'il allait se retrouver à 2000 km de là (pas tout à fait quand même). Loin de tout.

 De l'Afrique, du Maghreb et du Maroc, je ne connaissais rien, si ce n'est les taches rose saumon de mon atlas de géographie ou des cartes Vidal-Lablache qui ornaient les murs de la classe et que le maître d'école affichait une fois l'an au tableau noir pour parler des « possessions coloniales » : l'Afrique du Nord (Maroc – Algérie – Tunisie), l'Afrique Occidentale Française et l'Afrique Equatoriale Française. Sans oublier Madagascar, éventuellement les Comores et la Réunion. Nous étions cependant en 1960, et les taches roses ne correspondaient plus trop : Maroc et Tunisie étaient redevenus indépendants,  mais il restait de cet empire colonial l'Algérie, « heureusement », et les possessions d'AEF et d'AOF. Grâce à cela la France était encore un « grand » pays. Le langage s'infléchissait, toutefois, pas encore celui des livres de classe mais celui de l'instituteur, qui nuançait les « bons pays colonisés », qui l'étaient encore, et les « mauvais » qui avaient acquis leur indépendance. La défaite de Dien Bien Phu était encore bien présente dans la mémoire française.

La ruée sur les livres de géographie n'était pas plus édifiante. Alors, il restait le cinéma du samedi matin, à l'école, où l'on voyait régulièrement des films tournés sur l'Afrique Noire, avec le soutien d'Air France et du ministère des Colonies, où inévitablement les camions embourbés sur des pistes de latérite à la saison des pluies utilisaient les feuilles de bananiers transportés par des noirs athlétiques au sourire éclatant pour sortir des ornières, et où le commentaire « Off » et grandiloquent du speaker de l'époque vantait les mérites de la civilisation apportée par l'Homme Blanc...

De l'Afrique du Nord, nous n'avions droit qu'à des images de chameaux et de Touareg... et au même commentaire ! Et dans le nouveau livre de géographie, il y avait bien une page sur l'Afrique du nord, mais pas de bol, c'était sur l'Algérie. On y apprenait d'ailleurs qu'Ali était un petit écolier de France, sauf qu'il n'y avait pas d'arbres là où il vivait, mais qu'il apprenait aussi, tout comme nous, que « nos ancêtres les Gaulois »...

 Comment donc décrire l'état d'esprit dans lequel un enfant de dix ans se trouve, quand on lui annonçait simultanément le départ de son environnement, et la projection dans un monde que même l'instituteur, référence de l'époque, ne pouvait lui décrire mieux que ses parents ?

Pas de télévision à l'époque, pas ou presque de presse magazine, en dehors de « Paris-Match ». Les sources de renseignement étaient maigres, les clichés nombreux, et puis il y avait eu quelques évènements en Algérie, et nous avions même, dans le quartier, eu des « pieds-noirs » qui avaient séjourné quelque temps parmi nous. Avec ce mélange d'inconnu, d'envie, d'incompréhension et de réprobation de la part de la population locale...

A tel point que notre brave employée de maison, qui donnait un coup de main pour l'entretien de la villa et dont nous étions un peu les enfants nous demanda si cela ne nous faisait pas peur d'aller « vivre sous la tente au milieu de gens tout nus et de manger du chameau » !

Mais les enfants de dix ans, en 1960, ne s'occupaient pas de ces choses là ! Ils ne lisaient pas le journal (sauf Tintin ou Mickey), car ce n'était « pas de leur âge » et ils ne prenaient pas part aux conversations des adultes, car ils étaient « bien élevés ».

Les préparatifs furent donc lancés. Papa récupéra au grenier une vieille malle de voyages d'un grand-père d'Amérique (du Mexique pour être précis), y fourra quelques affaires d'hiver, dont un anorak que nous venions de racheter à une amie de maman dont le fils avait grandi rapidement, anorak qui m'était destiné, un radiateur à gaz de type « buta thermix », l'indispensable agrandisseur photo... et le Tonton Marcel Forgues envoya tout cela vers Casablanca.

 Pour nous, vêtements légers et « demi-saison » empilés dans des valises (il faut dire que la garde-robe dans la France métropolitaine de 1960 était assez limitée) le tout fourré dans la 203 familiale, et nous fûmes partis !

 Notre grand-mère suivrait plus tard, quand nous aurions résolu les problèmes d'organisation matérielle « là-bas ».

 Le voyage

 Ce fut notre première traversée de l'Espagne. 

L'Espagne, nous connaissions relativement bien puisque nous y passions beaucoup de vacances et y avions un peu de lointaine famille. 

La voiture était un peu surchargée,  aussi, avec mon frère Michel, nous partagions la banquette arrière avec une valise en skaï noir que nous chevauchions à tour de rôle, nous imaginant en train de conduire une « Vespa ». Le bruitage en moins, toutefois, car il ne fallait pas importuner le conducteur qui se battait pour maintenir le véhicule sur la route. 

Sur les routes d'abord sinueuses dans le pays basque passant par Tolosa, Alsasua et Vitoria, puis plus rectilignes mais aussi plus cabossées sur la « meseta central » (Burgos, Madrid, Bailèn), puis du Guadalquivir (Séville) et enfin de la côte (Cadix, Algesiras), nous apprîmes à connaître les  camions espagnols, les fameux « PEGASO », multiroues polluant allègrement de tous leurs cylindres.  Pas de voitures particulières, ou très peu, beaucoup de transports « Servicio Publico » (SP) s'effectuaient par camion, bus ou taxi. 

On ne peut pas dire que la vitesse moyenne fut extraordinaire, dans la mesure où les bien connus « obras » (travaux) de l'époque rompaient la monotonie de la route ; un panneau, une silhouette incitant à ralentir, une partie de la route transformée en piste, et quelques ouvriers transportant des graviers dans de petits paniers tressés, c'était souvent le spectacle des travaux en Espagne. Plus rarement, nous observions une machine à goudronner qui délivrait de l'enrobé à chaud, étendu manuellement par les mêmes ouvriers. C'était un indice important car il laissait supposer qu'au retour, dans quelques mois, ce tronçon serait achevé et que l'on pourrait y rouler « confortablement ». 

 Nous fîmes une étape à Aranjuez le premier soir,  puis une seconde étape à Algeciras le lendemain, face au détroit de Gibraltar. Le bateau, ce serait pour le troisième jour. Les enfants que nous étions avaient certainement souffert de ce trajet, attristés par la séparation d'avec les copains. Et puis, à dix ans, on pensait plus à jouer qu'à se tenir tranquille dans une voiture qui transmettait fidèlement les irrégularités du revêtement routier au postérieur des passagers. 

La traversée en bateau sur le « Virgen de Africa » se déroula sans anicroche et sans souvenir particulier : nous avions déjà pris le ferry pour franchir l'estuaire de la Gironde entre Le Verdon et Royan, nous étions donc aguerris (sic !). Sauf que c'était plus long et que l'eau était plus bleue. Au fur et à mesure de la traversée, l'excitation des parents grandissait.

 Nous touchâmes enfin la terre marocaine à Tanger, et le dépaysement fut au rendez-vous : foule bigarrée, djellabas et foulards, quelques ânes, beaucoup de vélos, mais nous avions encore l'impression d'être en Espagne, tant le sud de l'Espagne à cette époque était misérable, et tant l'espagnol était parlé dans les rues de cette ancienne ville du Maroc Espagnol. 

Pas le temps de traîner, la voiture monta à l'assaut de la côte vers la route de Rabat, et ce fut reparti. Asilah, Larache, Souk et Arba du Gharb et la fin du maroc ex-espagnol, Salé puis enfin Rabat. 

Notre émerveillement et notre étonnement furent régulièrement calmés par notre mère qui nous rappelait en permanence « qu'il ne faut pas faire de réflexions » sur les habitants que nous voyions vaquer à diverses activités, exotiques pour nous : couple en route vers le souk avec le mari sur l'âne et la femme derrière à pieds, bicyclettes surchargées à la trajectoire hésitante, charrettes tirées par des ânes faméliques, petites filles qui ramènent de l'eau ou du bois sur le dos, auto-stoppeurs au geste large, main tendue, camions rouges (Ford Thames  Trader ou Bedford) brinquebalants, des Land-Rover un peu partout, y compris celles de la police, blanches avec leur bandes vertes et rouges, et l'inscription « Police » en trois langues. 

Un premier arrêt à Rabat, aux services du ministère, permit de  régler rapidement la situation administrative des parents. Cela leur permettrait d'être éventuellement payés. Cela pouvait servir. 

La route reprit vers une propriété de colons du côté de Settat, où les parents avaient une adresse de gens à voir. Nous découvrîmes sous un ciel gris un « bled », petite ferme blanche au bout d'un chemin bordé d'eucalyptus, ferme qui sentait la tristesse d'un départ proche de ses occupants vers la France, car leurs terres étaient récupérées dans le cadre de l'indépendance.

 Puis ce fut la reprise de la route vers Marrakech. Passée la plaine de Benguerir, impressionnante d'étendue, et les Djebilets, ces petites collines dont les virages serrés contrastaient avec les 35 km de ligne droite de Benguerir, nos parents nous annoncèrent que l'on pouvait voir la Koutoubia, enfin ! Leur excitation grandissait, nous, nous étions las de ces trois jours de voyage continu. La Koutoubia ne nous parlait pas plus que cela, de surcroît. 

Nous entrâmes bientôt dans la palmeraie. Je me rappelle le long pont blanc à plusieurs arches sur le Tensift, sur lequel nous avions slalomé entre les charrettes, puis l'arrivée à Marrakech par la route de Casablanca, la colline du Guéliz sur notre droite... Et les parents déchaînés. 

Après, tout se brouilla : accueil chez nos amis Landau, connaissance des gamins du coin qui riaient de notre accent méridional, nous étions harassés.
 

carte

 

Carte Michelin Maroc SUD de 1961. Elle nous servit pour toutes nos balades et comportait un agrandissement de la région de Marrakech dans le coin inférieur droit.

Fin du premier chapitre, nous avons fait connaissance avec la famille et fait le trajet vers Marrkech avec elle.

N'hésitez pas à nous donner votre impression et nous dire ce que vous penser de cette idée...Comme je vous le demande souvent, n'hésitez pas non plus à me faire parvenir ce que vous avez déjà écrit ou encore pas... Mais je suis certain que ce CHKOUN ANA va vous donner des idées.....A vos plumes ou à vos claviers....

 

18 août 2012

Photos. Retrouvailles. Promesse.

Le dernier article et la fin du roman sont parus hier. Vous devez vous demander "Qu'est ce qui lui arrive au michel de mettre un nouvel article aujouird'hui?"

Ne vous méprenez pas, je veux simplement éditer les trois photos que JFK m'a fait parvenir en complément de son commentaire "The End" à la suite de la fin d'HABIBA.

Les voici, elles vous permettront de mettre un support à l'histoire.

Bouznika11

Bouznika12

La Maison du ROUMI

Bouznika13jpg

Le "Ryad de la Toubiba"

Comme déjà deux d'entre vous m'ont demandé d'avoir le texte en entier, pour pouvoir le lire en une seule fois, j'en ai fait la demande à Jean Frédéric qui m'a rapidement donné cette réponse :

J'ai mis le texte du mail sur les "Commentaires" et te demande d'insérer les photos dans le blog quand tu pourras.
En ce qui concerne le texte Habi entier j'ai un pdf tout prêt pour ceux qui le désirent. Suffit de me le demander par email et ça suit.
On peut également le lire sur le site suivant:
 
 
Amicalement.
 
Donc si vous désirez son adresse E.Mail, comme d'habitute, vous me la demandez et Hop, vous l'avez...
 
Mais je dois aussi m'excuser auprès de Blandine et de Patricia. Elles s'étaient retrouvées à Lyon et m'avaient envoyé une photo de ces retrouvailles. Tout à l'édition du Roman , j'ai zappé leur mail. Je me rattrape maintenant en la publiant, en les assurant de toute mon amitié et en les remerciant de leur fidélité.
 
Bonjour, Michel, voici une photo de Pat et moi à Lyon il y a une semaine chez elle.....comme tu le vois, on s'amusait bien....lors d'une séance d'essayage de chapeaux!!

blandine_et_patricia
 
Enfin, et pour continuer dans l'édition, Jacques, notre marrakchami du début a écrit pour sa famille son "Chkoun ana" "Qui suis je?" .
Il me l'a fait parvenir en m'autorisant à vous en faire profiter. C'est donc ce que je ferais dès le prochain article.
Comme c'est aussi très important, cela durera certainement quelques semaines. Vous aurez ainsi de la lecture pour la rentrée.
 
En fait, Blandine avait terminé son courriel par "BEL ETE". Je reprendrais ce souhait à mon compte puisque l'été semble enfin vouloir nous rendre visite.
Bon dimanche à tous. Votre toujours MICHEL
17 août 2012

L'été, une photo, la fin d'une princesse HABIBA 15

Le soleil, au zénith, écrase la nature. Tout semble endormi, comme ivre de chaleur. Le moindre mouvement coûte des gouttes de sueur et des verres d'eau fraîche.
Les volets sont fermés, la pénombre s'étale dans les maisons, le chien, la langue pendante, cherche des dalles dans l'entrée de la cave... là où il fait un peu plus frais.
Les enfants n'ont pas école. Certains parents ont eu le courage de conduire leurs gosses à la piscine municipale. Et même sur les bords herbeux, les jeunes se regroupent dans les zones d'ombre, sous des parasols ou encore mieux à la buvette.
Dans la nature, le bétail ne bouge que pour suivre l'ombre dispensée par les quelques arbres du milieu des champs.
Le plus impressionnant c'est le silence. De temps en temps une voiture passe au ralenti, fenêtres baissées. La main du conducteur, à l'extérieur, cherche à faire entrer un peu d'air, chaud, dans l'habitacle surchauffé.
C'est l'été. Cette année l'été est en retard, mais il se rattrape. Jo Dassin ne pourrait même pas chanter qu'il est indien. Aux informations, les journalistes encouragent leurs auditeurs à boire, de l'eau. A se rafraîchir avec des linges mouillés, à ne pas sortir et ne pas faire d'effort entre 13h et 17h30.
Marrakech s' assoupit......
CLAP DE FIN... Le réalisateur crie COUPEZ.... puis REMBOBINEZ.....
Le film s'enroule sur la bobine, quelques secondes... Le film repart à l'endroit, à vitesse réduite....
"des linges mouillés , à ne pas sortir et ne pas faire d'effort entre 13h et 17h30.
Marrakech s' assoupit......" Mais non pas MARRAKECH, SERRIG.. dans l'ouest de l'Allemagne, près de la frontière du Luxembourg et non loin de Thionville en France.
Et oui c'est moi, votre toujours Michel, qui vient de vous dépeindre ce que je vis depuis mon clavier d'ordinateur.
Il y a quelques minutes, l'hélicoptère de l'Hôpital de Luxembourg Ville vient de redécoller d'une rue voisine, emportant une vieille dame qui à fait un malaise. C'est fut le seul bruit, avec celui de la sirène de l'ambulance qui l'a précédé, le seul bruit qui a troublé la chape de plomb qui enrobe SERRIG et qui m'a donné envie de rejoindre mon bureau, sombre et frais, pour vous narrer cette instant d'été.
 
Un souvenir du temps passé: il nous vient de Charles dans les grands parents et parents ont régalé des générations de Marrakchis avec leurs baguettes craquantes, leurs délicieux gâteaux et les chocolats de fête...Merci CHARLES de nous faire partager ce moment d'histoire.
 
Internet, merveilleuse invention qui nous permet de rester en contact ! Voici un scan, de mauvaise qualité,  d’une photo papier montrant l’équipe de mitrons de l’ US Army qui avait réquisitionné la boulangerie de mon Grand Père, rue de la Liberté. Photo désuète puisque vous n’étiez pas nés, (Note de moi: Le Vous, c'est Nous, ceux qui sont nés dans les années soixante du siècle dernier, pas nos grands anciens que je salue ici). 
 Michel si tu le souhaites , tu peux la mettre sur le Blog …..Vous remarquerez que le trottoir n’était pas encore carrelé.  Une pensée pour  Josette Marsh car  c’est une époque qu’elle a traversé et je lui envoie mes sincères amitiés !
 
Vous imaginez bien que je n'allais pas manquer une occasion pareille. Voici donc la photo en question.
 
boulangerie
 
Avant de passer aux deux derniers chapitres du roman qui nous tient en haleine depuis plusieurs semaines, je veux remercier, ici, tous ceux qui m'ont adressé de bons voeux pour mon anniversaire. Je mets en bonne place M2M qui, sur son blog, a même mis des photos de Jean Louis et de votre serviteur. Je ne peux que vous encourager, si vous ne le faites pas déjà, d'aller voir son blog, toujours aussi instructif et détaillé.
 
 

le bac à musique

Pour rejoindre ma chambre, de l’autre côté du patio, il me faut traverser le salon et contourner le gros meuble caché sous un drap gris. Toujours intrigué, mais sans plus, je le frôle de la main machinalement, comme on le fait avec une rampe d’escalier.

Leila a surpris mon geste.

– Oh ! C’est idiot, ce piano a toujours été recouvert d’une housse. On devrait l’enlever !

Un piano ?

Je n’ai pas bronché, je crois que je n’ai même pas cligné des yeux quand le voile est tombé : j’étais à la fois stupéfait et rassuré, comme le cruciverbiste qui tombe presque  par hasard sur la lettre qui débloque tout un noeud de mots tronqués.

Comme si je l’avais toujours su !

– Venez-voir…

Elle se met à genoux, ouvre le ventre du piano et en ramène la boîte en bois qui s’y trouvait.

– …regardez ce qu’un enfant y a caché !

Un coffret de cèdre fait comme une boîte à cigares avec des incrustations de nacre, deux charnières branlantes et une minuscule serrure…

Leila ouvre le coffret magique. Il y a là un caillou sacré, un éclat d’onyx noir veiné de blanc, un collier d’ambre jaune, deux pièces d’argent noirci, un verre colorié avec Cendrillon dessus, une photo toute de taches blanches (des pèlerins sur le pont d’un bateau), un minuscule miroir encadré de cuir rouge et aussi un spinulus eugaster, cette momie de sauterelle avec un ventre énorme, qu’on transforme en sifflet pour communiquer avec les djinns… et un carnet bleu avec un tout petit crayon jaune coincé dans les spires…

– N’est-ce pas touchant, ce trésor, ce butin dissimulé dans les entrailles d’un piano ?

Je regagnai ma chambre avec un maëlstrom dans la tête, une énigme, mille questions et des bouts de réponse.

elle a dit : « j’ai réuni presque toutes les pièces du puzzle mais je n’arrive pas à reconstituer l’image…»

C’est ce qu’elle a dit, ça me revient, tout, chaque mot…

« Sidi Omar a bien connu le grand-père…

« le Docteur Lamrani serait la petite fille …

« le Hadj a vécu aux alentours…

« la petite bergère ronchonneuse…

« elle aurait travaillé ici, fillette

le petit carnet bleu !

…et maintenant ce piano ! Oh, que oui, je l’avais, la clé !

Je l’avais reconnu le Uebel&Lechleiter, ce monument, cet autel de notre jeunesse autour duquel nous faisions la ronde avant de nous endormir, entre la Sonate au Clair de Lune et la Bagatelle pour Elise.

les pièces du puzzle

Maintenant j’en suis pratiquement sûr, la grand-mère du soldat Myriam, la Lalla Chkoune, n’est autre que cette Habiba qui servait à la maison quand j’avais treize ou quatorze ans…

Habi, la petite bergère ronchonneuse ?

Est-ce possible ?

dessine  moi un courlis

Une autre petite croix s’est ajoutée sur le calendrier de mon escapade. Le dernier trait.

Je reprendrai demain le pèlerinage du souvenir en essayant d’éviter d’autres embuscades de mémoire, ces golgotha postés au détour des sentiers du passé.

Leila nous a abandonnés tôt ce matin pour un aller-retour au Royal. Je voudrais tant qu’elle finisse l’histoire de Lalla Chkoune. Il faut que je sache. Elle a promis.

Entre temps j’ai apprivoisé Myriam. Elle a décidé de croire à mes histoires si je me plie à ses jeux.

Boulahia le barbu a plié.

D’abord on a marché jusqu’à la mer, puis couru pieds nus dans les dunes et cueilli des rameaux de salicorne.

Puis elle a voulu jouer à saute-mouton :

– Non, c’est toi le mouton, Boulahia, baisse-toi ! Plus !

Encore plus !

Ensuite on a fait des clapotis tièdes dans les vaguelettes exsangues et des ronds de galets dans une petite mer lisse comme une baignoire.

Après on a organisé une course de crabes. Là, elle a franchement triché. Malgré mon dos tourné j’ai bien vu son champion franchir la ligne d’arrivée dix pattes en l’air. Je n’ai pas protesté : moi, je suis pour l’émancipation de la femme, même s’il lui faut pour cela réinventer la poussette des golfeurs indélicats.

Sur le chemin du retour, Myriam a suggéré que nous chassions le courlis. On a semé des karzit, karziiit !  à tout vent. Myriam pense en avoir aperçu un, là-bas, il avait une aile cassée et se roulait dans la poussière avec des cris d’orfraie.

Le vieux professeur barbu devait être distrait, il n’a rien vu, mais il a tout expliqué : maman courlis bluffait. Elle faisait semblant… Boitant, cabriolant, gémissant, elle éloigne le chasseur du nid et, par la même occasion, des petits au nid.

Puis, une fois l’imbécile trompé, elle reprend son envol et disparaît, guérie.

Et le méchant prédateur se retrouve tout couillon, au milieu du champ déserté.

Myriam a beaucoup aimé cette maman-là.

– On ne les a pas dérangés, hein ?

– Sûrement pas ! On n’aurait pas voulu !

Nous sommes revenus bredouilles, mais fiers de nous.

Leila est rentrée à la nuit tombée, fatiguée. Elle est allée border la petite et revenue s’étendre sur les orchidées bleues.

Caporal Latifa a servi le thé avec une poignée de  chebakias et marmonné quelque chose sur les gens qui rentrent tard et qui disent qu’ils n’ont pas faim alors que le poulet aux olives…soupir – puis, accroupie aux pieds de Shéhérazade, elle a entrepris de lui masser les pieds avec une huile qui sentait la rose.

– Oui ! Je vous disais que le plus étonnant était à venir !

…et Shéhérazade de tourner une autre page du conte des Mille et Une Nuits.

 wouftchi

 – Un soir, alors que M’ame  Lévy – comme ils disaient – se reposait les yeux, alors que l’infatigable machine à souffler wouftchi - wouftchi - wouftchi injectait ses bouffées de vie, alors que Lalla Chkoune racontait à voix basse des choses que seule M’ame  Lévy pouvait entendre, celle-ci prit les mains de Lalla Chkoune dans les siennes, sourit, puis s’éteignit tout doucement.

L’infirmière de service, alertée, arrêta la machine, wouftchi, wouch-euffff… débrancha tout ce qui était à débrancher, écrivit deux mots sur la fiche de sursis, éteignit la lumière.

C’était fini pour Esther Lévy.

La troisième vie de Lalla Chkoune commençait, mais elle n’en savait encore rien.

Quand le notaire juif rencontra la grosse bonne femme qui claudiquait, il crût s’être trompé et ne jugea pas nécessaire de soulever son chapeau.

Il était chargé d’informer la dénommée Chkoune que la susdite Dame Lévy lui avait légué tout ce qui lui restait, l’appartement, le magasin de son défunt mari, les meubles, les avoirs divers et une boite à chaussures pleine d’argent.

Ce n’était pas rien.

(Cher lecteur, bien sûr, si tu viens d’allumer la télé, le drame, le suspense,  l’héritage  plantureux… tu te dis allez, encore une bluette de roman à l’eau de rose, happy-end et tout le koulchi… Bon, ce n’est pas ça, pas tout à fait.)

– Lalla Chkoune a quitté l’hôpital deux mois plus tard. Ce n’était pas une foucade : toutes ses affaires étaient en ordre, ses plans faits, le pécule bien rangé et une idée en tête, une très vieille idée…

Elle voulait avoir  sa  maison et après, elle allait sûrement se marier. Même qu’une fois… c’est Hadija qui tenait l’histoire de Madame Lévy qui, elle même, la tenait de… mais abrégeons, Lalla Chkoune avait mentionné l’existence, il y avait très, très longtemps, d’un fiancé… Il allait revenir, un jour, bientôt, hier, demain, le fils du Roumi.  

Et là, enfin, ce serait comme avant. 

Il avait promis.

Mais personne ne savait ni quoi, ni de qui il s’agissait. 

Probablement une autre fleur de son jardin de chimères… 

En attendant elle avait emmené avec elle deux amies de longue date, une fille de cuisine et une collègue infirmière.

Vous les avez rencontrées toutes les deux, chef Hadija et Caporal Latifa.  

– Et c’est ce qui nous ramène au riad.  

– D’après Hadija il semble que cette maison ait fait partie des miettes de mémoire de Lalla Chkoune. Comment, pourquoi, on ne le saura jamais à moins que le maraîcher ne se décide à parler. Cette maison, abandonnée depuis des lustres, elle l’a rachetée pour une bouchée de pain. Elle a tout pris sans discuter, la terre, les chèvres, le berger, l’oued et les amandiers, la maison avec ses fantômes et… le tableau, vous savez, le Cri du Nègre.

 sans oublier le bac à musique…

– Elle avait aussi acheté le respect.

Elle avait des sous, Lalla Chkoune, et elle avait du vécu.

Elle avait vu des colosses estropiés pleurer sur leurs moignons, elle avait débarbouillé des moribonds, elle avait essuyé le pus et soigné le mal, elle avait ri de la peur, elle avait tutoyé la mort, elle avait cassé les plus durs et s’était fait obéir par les plus grands…

couche-toi, avale, tourne-toi, va te laver… 

Alors, voilà, oui c’est vrai, elle avait des sous mais, surtout, elle avait de la poigne. Certainement ! Pour creuser, construire, redresser, agrandir, étayer, il fallait traiter avec de vrais  hommes, des durs, des maçons, des plâtriers, tous des machos goguenards, des coquins et des jean-foutre. Des brute à qui on ne la fait pas. 

Ils apprirent tous à filer doux.  

Il fallait abattre ici, rebâtir là, carreler le patio, brancher la fontaine, ajouter deux petites colonnes, une margelle au puits.  

Là, là, maintenant, tout de suite, allez ! Fissa !…

– En une semaine ils lui donnaient du Madame et une poignée de lunes plus tard le riad, le  Biènebi  de Lalla Chkoune recevait ses premiers pensionnaires.

  – De mon côté, après son départ de l’hôpital il y a cinq ou six ans, je n’ai plus entendu parler d’elle jusqu’à ce qu’on m’apprenne sa mort.  

Un matin elle ne s’était pas éveillée.  

Elle était usée, Lalla Chkoune, elle souffrait de tout un peu et un peu partout. Son corps n’en pouvait plus mais elle souriait encore, voyait à tout et parlait tout le temps. Il lui arrivait bien de faire un petit tour dans son autre monde, mais on avait l’habitude. Elle restait des heures sous l’amandier, sans bouger, sans dire un mot, à regarder derrière les arbres, derrière les montagnes, derrière la vie.  

C’est le Caporal qui m’a avertie, il fallait que je vienne, vite, c’était important :

–  Ta mère, oui ! Ta mère… Elle vit elle vivait – ici, au bled, une grande maison avec un piano, un gentil berger, un troupeau de chèvres, et nous… tu sais, Hadija et Latifa !

Elle est morte et elle veut que tu viennes parce que tout est à toi et qu’on lui a dit que tu es une personne bien, même si tu n’as pas de mari et que tu ouvres des hommes… lalla chkoune

– Les filles m’ont raconté ce qu’elles savaient de leur vieille amie et probablement enjolivé ce qu’elles savaient moins, mais qui pourrait les en blâmer. C’est donc elles qui m’ont appris qui était ma mère !

– Je crois que Lalla Chkoune a vécu ici ses plus belles années dans le cocon qu’elle s’est tissée, entre un quotidien qu’elle gérait au gré de ses caprices et les rêves secrets qui hantaient son esprit. Elle avait recousu ensemble ses lambeaux de mémoire en un patchwork acceptable et, pour le reste, l’héritage d’Esther Lévy lui permit de mettre en pratique le dernier conseil de la vieille dame :

«Ma fille, il faut que tu changes le futur du passé pour te faire un meilleur présent»

Elle est revenue dans sa maison, la petite Habi qui ne se souvenait pas qu’elle  s’appelait Habi.

Elle est revenue, elle s’est installée dans la maison des roumis, dans sa maison, et elle l’a eu, toute, et son bac à musique avec ! Elle n’en a jamais enlevé la housse, n’en a plus jamais touché le clavier ni même jamais soulevé le couvercle qui gardait la musique enfermée, mais elle l’a eu, avec les murs, avec le Cri du Nègre, avec tout le reste.

Et elle a corrigé les erreurs de son destin.

Sacrée Habi !

Mektoub.

le cri du nègre
 
Le taxi devrait arriver d’une minute à l’autre.

J’ai embrassé Myriam qui a tourné la tête. Elle n’aime pas les barbes, ça chatouille.

J’ai embrassé le Caporal et le Chef, ce qui a mis du rouge sur leurs pommettes brunes, elles ne s’attendaient pas à une telle incongruité.

La Toubiba m’a rejoint dans le salon alors que je saluais le Cri du Nègre, le tableau venu avec les murs… C’était la moindre des choses, lui qui a tout vu, qui savait tout, lui si discret !

– Vous l’aimez bien, non ?

– Quelle expression, n’est-ce pas ?

– C’est vrai. Je commence moi aussi à l’entendre crier !

– Là vous exagérez, Leila !…

– C’est vrai, ami Boulahia ! Mais je voudrais vous l’offrir.

Acceptez-le, en souvenir de la grand-mère de Myriam.

elle sourit bizarrement, presque moqueuse

– Je suis sûre qu’elle aurait été d’accord…

– Je ne sais pas…

– Si, si ! D’ailleurs, je vous l’ai dit, la présence de cet homme dans la maison nous met un peu mal à l’aise…

Téléphone. Strauss… les trompettes de Zarathustra.

C’est l’hôpital.

Le nouveau scanner sera livré jeudi.  

Commencé le 13 Avril 1954 à Bouznika

Fini d’écrire au vingt et unième siècle, à Ste-Julie de Verchères, Québec

HABI

pluie de larmes sur pierre de lune

une petite fille des montagnes

une princesse berbère

une chevrière de rien du tout

un destin terrible, formidable…

mektoub

Le plus difficile est maintenant pour moi. Tout ce que je pourrais ajouter à la suite de ce magnifique cadeau de JFK n'atteindrait pas la poésie qui se dégage de ce roman. Merci à l'auteur. J'espère que tous ceux qui auront apprécié HABIBA nous le ferons savoir en laissant un commentaire.

Bonne fin de semaine à tous, mes amis du Blog, préservez vous des chaleurs à venir.

Votre toujours MICHEL.

PS: La nuit dernière, un voleur s'est introduit dans ma maison. Il cherchait de l'argent. Je me suis réveillé, me suis levé et j'ai cherché avec lui......

 

 
5 août 2012

Des anniversaires et HABIBA 14

Aujourd'hui nous sommes le 5 août... Demain sera une date importante pour trois marrakchis.
Dans ces trois, deux sont même des Marrakchamis.

Mais d'abord commençons par les dames: Demain le 6 août Mme Elisabteh GIGOU (née VALLIER) venait au monde dans la même clinique que moi. Je n'aurais pas l'occasion de lui souhaiter directement son anniversaire, alors je le fais ici....

De là vous avez compris que je changerais d'année également demain. 66 ans, en Allemagne on appelle cela un Schnapszahl....mais c'est seulement un chiffre qui se répète et qui fait qu'on a plus de difficultés à descendre les escaliers, courrir avec son chien.... et tout ce que vous savez déjà.

Le troisième marrakchami c'est Jean Louis, le passionné d'aviation qui nous a déjà souvent offert de belles images de la BA et de ses T6. Bon anniversaire mon ami, en te souhaitant de nous être fidèle encore longtemps....

Pour honorer ces anniversaires je vous offre les fleurs de mon jardin.

jardinfinal

Maintenant, il est temps de passer à trois nouveaux épisodes de notre roman "Fil rouge" et continuer à lire les aventures d'Habiba....J'ai particulièrement aimé l'épisode " Lalla Schkoune". Merci encore JFK.

Sachez chers amis que ce roman touche à sa fin et qu'au prochain article vous aurez les derniers paragraphes....

Alors bonne lecture, profitez des quelques jours de beau temps qui s'annoncent (je ne parle pas des amis qui vivent dans le midi et qui ont beau temps toute l'année) et surtout restez en bonne santé.

Votre toujours MICHEL qui vous envoie ses amitiés..

 
 

boulahia

En ouvrant les yeux ce matin j’ai surpris un rai de lumière gothique moulé par la lucarne ogive qui donne sur le patio. Cette buée de soleil à la fleur d’oranger sabre le mur, lèche la gargoulette et se dissout sur les coussins du divan.

L’image est belle, c’est l’alcôve de Vermeer sans la petite Griet à la perle. Mais un coup d’oeil par la fenêtre renvoie le hollandais en Batavie : c’est une extravagante folie orientale bourrée de cruches, de potiches et d’amphores fichées de bouquets multicolores.

 

À la croisée des allées tapissées de carreaux de céramique en bleu et blanc trône une sorte de fontaine, une vasque faite comme un trèfle à quatre feuilles géant posé sur des colonnettes de marbre. En son centre un  minuscule pipi d’eau serine à longueur de jour un gazouillis de boite à musique.

 Assise sur la margelle, encerclée, presque engloutie par cette jungle fleurie, Myriam semble absorbée par les rébus géométriques qu’elle dessine en ronds dans l’eau.

 – Tu veux du thé ?

 Je croyais observer sans être vu !…Il y a des cornes de gazelle, un bol de lait caillé, une théière et quelques dattes sur le plateau. Trois petits fauteuils. Myriam sert. Je la rejoins. Le setter s’étale sur mes pieds, l’air de rien.

La matinée s’installe.

– Maintenant je vais t’appeler Boulahia !

– D’accord princesse. Boulahia, le barbu… c’est plus gentil que Chibani.

– Si tu veux ! On va se promener ?

– Si tu veux…

Elle m’a pris la main et de l’autre elle s’accroche au collier du setter. Je ne sais de qui elle se méfie le plus. Je crois que le chien a l’avantage.

– Pourquoi tu es venu ?

Alors je lui parle des pompons de mimosa, de l’essence d’eucalyptus bleu, de la brise dans les cèdres de l’Atlas, des fleurs d’amandier, des arganiers, des sapins de Chefchaouen…

– Mais… il n’y a pas d’arbres dans ton pays ?

– Si, bien sûr !

– Alors ?

Alors quoi ?…

Je ne peux pas lui parler des you-yous, de l’eau de rose et de l’âne gris, elle ne me prendra pas au sérieux. Je ne peux pas lui dire que les boulfafs et la cannelle sont mes madeleines de Proust, elle ne comprendrait pas.

Je suis là, assis par terre, à contempler une fillette qui ramone distraitement un trou de scorpion avec une tête de « gros minet » et je me souviens de « l’autre », avant.

L’autre… elle s’appelait Habiba - elle gardait les chèvres et, oui, elle tirait les scorpions et m’avait expliqué la couleur des nuages.

Non, idiot, un nuage, c’est pas blanc, jamais, regarde, il y a du jaune ici et du bleu sur les bords, et là, tu vois, il y a du gris... et le matin, il y a des nuages roses et des nuages oranges et le soir ils deviennent violets, ou noirs, ou...

Alors ?

Alors je lui parle du monde que je connais. Même pas mon pays, parce que ça aussi c’est compliqué.

– Chez moi, dans les arbres, il y a des écureuils qui courent la tête en bas.

 – C’est pas vrai.

 – Mais si, si, je t’assure, les écureuils courent le long du tronc, la tête en bas !

– C’est quoi, des écureuils ?

 – Euh… c’est un peu comme des lapins, avec des petites oreilles et une queue touffue.

 – Ah, tu vois que c’est pas vrai ! Les lapins ne courent pas dans les arbres.

 Ça commence mal…

– Et puis, au nord, il y a des montagnes qui sont juste des grosses montagnes de glace.

 – C’est pas vrai.

 – Tu sais, il y a beaucoup de choses qu’on a jamais vues et pourtant elles sont vraies.

 –  Ah… et d’abord, c’est quoi le nord ?

 – Le Nord, c’est… euh… c’est par-là !

 elle ne voit pas le Nord mais je ne peux pas lui en vouloir, moi aussi je le perds assez souvent.

– Sais-tu qui est président de l’Amérique ?

 – C’est quoi, un président ?

 – Un président… c’est un peu comme un roi, le roi des américains.

 –  Les américains sont méchants.

 Ah, bon ! Je ne lui dirai donc pas que maintenant c’est un américain noir et qu’il n’est pas vraiment méchant. De toutes façons ce sont les lapins la tête en bas qui la tracassent :

– Quand tu n’étais pas chibani, est-ce que tu avais des écureuils ?

 – Oh, non ! Un chien, des chèvres, des lapins, oui, mais pas d’écureuils !

 La voilà rassurée.

 

 

–  Alors tu gardais les chèvres ?

– Non, pas moi. C’est une jeune fille qui les gardait.

 – Une fille comment ?

 – Une fille… comme toi.

 – Elle était jolie ?

 –  Jolie comme toi.

 –  Ah…

 – Tiens, je me rappelle même qu’une fois elle avait rampé à quatre pattes dans les sillons pour surprendre le courlis. De sillon en sillon, elle criait karrzit ! karrziit et le courlis répondait karziit ! karzit et c’est comme ça qu’elle avait découvert le nid et pris les oeufs !

 –  Comment elle s’appelait ?

 – Elle s’appelait   Habiba… C’était il y a longtemps !

Elle soupèse mon histoire, sympathise :

 –  Elle aussi, elle est - elle hésite à peine - elle doit être très chibani ?

 – Oh oui ! Sûrement !

 Pas folle, la petite peste ! Ça me rappelle cette joyeuse pensée de Mao : si ton chien ne te comprend pas ne dis pas que c’est un imbécile, apprends plutôt à aboyer.

On est revenus de l’excursion juste à temps : de gros nuages s’étaient rassemblés derrière nous et le ciel avait brusquement changé de couleur.

Quand il pleut ici, au printemps, ça fait déborder les torrents, ça arrache les berges, ça noie les mimosas, ça courbe les joncs, ça dessine des deltas sur les sentiers, les troncs pleurent, les feuilles pendent, ça mouille dans le cou, ça coule dans les yeux, ça trempe les os.

 Il a plu comme ça. Pendant une heure.

 Les fenêtres étaient ouvertes sur le déluge, la rage du ciel résonnait dans la maison, l’eau ruisselait dans le patio, noyait la fontaine et fuyait sous la porte du jardin.

 Une heure plus tard il n’y paraissait plus. Rentrée triomphale du grand tournesol effaceur de nuages, quelques perles sur les rosettes d’agave, retour des cigales ébrouées.

C’est fini !

 La sieste… J’ai jeté mon dévolu sur le petit banc sous l’amandier. C’est une oasis idéale pour méditer sur l’espace du temps, les vertus du silence et les objections idéologiques de mon petit soldat. Mon ciel ressemble au Pommier de Klimt, avec mille étoiles de lumière entre les feuilles et mille pétales papillons qui dansent devant mes yeux avant de pointiller le sol de minuscules flocons blancs.

C’est féerique.

– Hé, ho, Fils de Roumi !

– Qu’est-ce que…

– Qu’est-ce que tu fais là ? Tu dors ?

Elle a surgi de nulle part, elle m’est tombée dessus comme un faucon sur le mulot. Un tas de chiffons sur des pieds nus. Des pieds usés, fendillés, habitués à marcher dur, longtemps.

– Hé ! Fils de Roumi ! Tu dors ou quoi ?

– Qu’est-ce que… Qui appelle ?

– C’est moi, Habi. Tu ne me reconnais pas ?

– Comment ?… Mais qui appelles-tu ?

– Fils de Roumi, c’est bien ton nom. Je me trompe ?

– Oui… Non ! En fait, oui, tu te trompes !

– Tu n’es plus Fils de Roumi ?

– Non… NON !

– Ah, bon ! Tu ne sais même plus comment tu t’appelles !

Le tas de chiffons hausse les épaules et disparaît après avoir, d’une pichenette, fait sauter le couvercle de la boîte de Pandore.

Habiba ?!

Mais qui lui a dit ? D’où sort-elle ? Comment… Il ne faut pas… Je suis atterré.

Courir, la rejoindre, lui expliquer…

Là, je m’éveille tout à fait.

La cascade chante, un rouge-gorge désaccordé s’égosille, les pétales  recommencent à pleuvoir parfumé.

 

 

Deo gratias ! Que ceux qui ne se sont jamais endormis sous un amandier… allez, je vous plains !

Mais je commence à croire, moi aussi, que cette maison cache des fantômes dans ses murs.

 

lalla chkoune

La nuit est tombée depuis un bon moment. Trois falots tremblotants peignent les murs du salon de lueurs dansantes qui transforment la pièce en une espèce de crypte médiévale.

Hadija nous a encore gâtés - la poule rouge, crac, plumée, troussée et mijotée au citron confit.

– Myriam m’a rapporté une étrange histoire de lapin qui vit dans les arbres des montagnes gelées d’Amérique !

 – Je reconnais que je me suis un peu emberlificoté dans mes explications, mais j’avais pour interlocutrice une adversaire de taille. Quel caractère !

 – Oui, je me demande bien de qui elle a hérité ça !

 J’ai mon idée là-dessus, madame Toubiba…

– Monsieur Boulahia – au fait, j’ai appris que vous aviez été rebaptisé ce matin !…

- Oui ! Votre charmant petit soldat m’a informé de sa décision entre deux dattes !

–… mais vous ne m’avez toujours pas dit ce qui vous a amené jusqu’ici ?

– Oh, rien de bien passionnant, chère Leila, mais le charmant caravansérail que vous dirigez m’a laissé croire que l’hôtesse n’était autre que la Shéhérazade des Mille et Une Nuits : c’est elle, et elle seule qui, de ses récits, assouvit la terrible curiosité du méchant sultan.

 -  Mon cher méchant sultan, je craindrais de vous lasser…Voyons, de quoi voudriez-vous que nous parlions ?

 –  Si j’osais… mais pardonnez l’impudence du plumitif…

 - Osez, osez !

 – Vous avez évoqué vos parents adoptifs… mais votre mère ? Vous dites ne l’avoir pas connue et pourtant vous en héritez. C’est étrange, cela cache-t-il une belle histoire ?

– Une histoire, oui. Étrange certainement… mais je ne sais pas si elle est triste ou belle. J’ai réuni presque toutes les pièces du puzzle mais je n’arrive pas encore à reconstituer l’image.

De la jeunesse de Lalla Chkoune, je ne sais rien, et de sa vie à l’hôpital, pas grand-chose de plus. Elle m’a délibérément tenue à l’écart.

Il aura fallu des miettes d’information, des confidences, des recoupements pour que le tableau se campe en petites touches… Tenez, par exemple : Hadija ’assure que Sidi Omar - le vieillard aux légumes - a bien connu mon grandpère, vous vous rendez compte !

 – Euh…

 – Il se serait appelé El Hadj, fils de El Katib et aurait vécu ici, aux alentours. J’ai bien essayé de le faire parler mais en vain. Cet homme, je vous l’ai expliqué, n’acceptera jamais de s’asseoir auprès d’une femme, et encore moins auprès d’une femme sans mari !

 Il paraît aussi que ma mère - Hadija en est persuadée - aurait même travaillé dans cette maison quand elle était enfant !

 Le Hadj, qui habitait sur la colline, le grand-père de Leila ? Le Docteur Lamrani, serait la petite fille du Hadj ?

Et sa mère, madame Chkoune, ne serait autre que Habiba, la petite bergère ronchonneuse qui servait à la maison ! C’est impossible !

Je suis abasourdi. J’avais su que la petite Habiba avait eu des malheurs, un mauvais mariage couronné d’une répudiation déshonorante et d’un marmot placé chez la femme du métayer de la ferme voisine. Puis elle avait disparu je ne sais où.

On avait parlé d’un accident…

J’ai réuni presque toutes les pièces du puzzle mais je n’arrive pas à reconstituer toute l’image…

J’en détiens quelques-unes, de ces pièces… mais je suis plus que jamais convaincu qu’il me faut rester sur la touche, au fond de mon fauteuil. Je n’ai rien à apporter à cette histoire, rien qui vaille la peine d’ajouter, rien que ces femmes ne pourront découvrir d’elles-mêmes.

– Votre mère aurait donc vécu dans la région ?

– Je l’ignore, il n’y a rien de certain qui l’y rattache mais, en ce qui me concerne, ma mère, la femme que je connais aujourd’hui, est née sous une voiture.

– Pardon ?

– Oui ! Elle traversait la route. L’automobiliste a été surpris, on l’a déclarée morte.

On avait cru ramasser une âme en paix avec son quotidien dans ce magma sanguinolent, mais c’était sans compter sur l’irrésistible, l’irrationnel réflexe des médecins devant les défis les plus extravagants. Non, on n’abandonnerait pas cette chose qui pourtant n’en demandait pas tant. Scalpels, ciseaux, pinces, tubes, pompes, transfusions, oscilloscopes, endoscopes, microscopes et autres zoscopes, tout y passa.

On avait un peu charcuté pour sauver le bébé et elle, le magma, on l’avait rafistolée comme on avait pu. Des boulons, des tiges de métal, quelques organes abîmés et des cicatrices à faire peur.

Mais ce n’est pas tout.

Sa vie d’avant, sa famille, ses petits bonheurs, les drames, le bébé, tout avait été effacé, supprimé à jamais. L’auto ne l’avait pas tuée, mais elle l’avait vidée, purgée de sa mémoire.

Elle était devenue une bouteille vide, un peu bancale, une bouteille qui ne savait ni qui elle était ni d’où elle venait, qui ne savait ni lire ni écrire, qui ne savait plus rien puisqu’elle n’avait jamais rien su.

Une infirmière inspirée la baptisa Lalla Chkoune,  Madame Qui ? et le nom lui est resté.

– Mais alors, vous seriez le bébé miraculeux !

 – Oui, mais croyez-moi, personne ne s’intéressait à ce détail. Le bébé vivait, criait. Qu’en faire ?

On aurait pu, au pire, le mettre dans une boîte de carton et le poser sur une des marches de l’orphelinat mais la femme du directeur de l’hôpital, alertée, une mère mourante, un bébé abandonné, mon dieu, un beau cas … bref, elle décida s’il y en a pour trois, il y en a pour quatre ! d’agrandir sa famille d’une petite braillarde bronzée.

 Tout fut fait dans les règles, et tout le monde oublia tout.

 Un été puis un hiver passèrent.  

Le magma sanguinolent était redevenu une personne à peu près normale. On la surprit un jour à nettoyer la salle de convalescence qui était devenue sa maison depuis des mois.  

Elle avait tout briqué, les carreaux, le plancher en granito, les poignées de porte, la Sainte Vierge en plâtre, la lunette des cabinets et même les plateaux des pensionnaires qui gravitaient dans son orbite.

 On en déduisit qu’elle était raisonnablement rétablie mais, comme on ne savait pas à qui la renvoyer, le directeur décida de lui déléguer de petites tâches dans l’hôpital, en attendant…

On lui trouva un lit dans la remise, entre le placard à balais et les machines à laver et elle en conclut qu’elle avait gagné le gros lot.

Au début on lui avait confié un seau, un balai et le chariot du septième, mais son entreprise avait vite pris de l’expansion.  

Dès cinq heures du matin elle frottait, raclait, vidait, désinfectait. On la voyait partout, claudiquant derrière le petit chariot vert surmonté d’un échafaudage hétéroclite d’outils à propreté.

 Elle nettoyait les tables de la cafétéria, astiquait les comptoirs, vidait les cendriers, alignait les sièges dans le hall, portait les boîtes de médicaments d’un service à l’autre, poussait une civière pour un groupe d’internes dissipés.

 On ne lui avait rien expliqué : elle observait, elle enregistrait, elle faisait…

Et elle fit

 

Durant quarante ans, toute une deuxième vie.

 Curieusement, ce cerveau vidé emmagasinait comme un aspirateur et rangeait tout dans de petites cases. Elle gobait tout, se souvenait de tout, se servait de tout. Imaginez qu’on l’eût cloîtrée pendant tout ce temps dans un laboratoire ou une bibliothèque ! Elle aurait certainement compris la pénicilline ou écrit, je ne sais pas… tiens, la Légende des siècles ou l’encyclopédie de Diderot !

 Lalla Chkoune aimait particulièrement la salle d’op.

 Effacer les traces des batailles livrées par les chirurgiens, ramasser des petits bouts de machins ensanglantés, savonner les éviers avec des liquides blanchâtres qui faisaient tousser et qui puaient l’ammoniaque… En une grosse heure, tout, les outils, les chromes, la grosse lumière, les jauges aux aiguilles rouges, les chariots en inox, la faïence des paillasses, tout cela reluisait. C’était propre, c’était beau, ça sentait le neuf. Lalla Chkoune souriait en dedans, son domaine était bien géré.

 On la disait gentille, tellement serviable, surtout les filles de salle, toujours débordées. Elle avait le rire facile et l’on s’était habitué à cette silhouette difforme qui traînait de la jambe dans les couloirs des chroniques jusque très tard le soir.  

Elle avait tout l’étage d’en haut. L’étage d’en haut… c’était leur façon de parler du septième, l’antichambre finale, la dernière station du calvaire terrestre. Elle rendait visite aux insomniaques, s’asseyait à leur chevet, les écoutait raconter la même histoire jour après jour.

 Avec le temps, elle avait appris à soulever les petites vieilles, récupérer le vase de nuit, remplir le verre d’eau, les border avec un sourire. On l’aimait bien.

 La vie de Lalla Chkoune allait changer, oui, je peux dire radicalement, le jour où, il y a une dizaine d’années, une vieille dame juive prit place dans le petit train qui mène au paradis. Le petit train qui mène au paradis, c’est ainsi que Lalla Chkoune avait baptisé son septième, la gare des voyages sans retour.

C’est à peu près à cette époque-là que Lalla Chkoune apprit qu’elle n’avait pas perdu son bébé lors de l’accident.

C’est Esther Lévy, la dame juive, qui le lui avait dit, et Esther Lévy c’était  quelqu’un qui ne parlait pas à tort et à travers.

Madame Lévy, la pauvre… elle n’avait plus personne.

L’épicier chleuh, au rez-de-chaussée, avait fermé boutique et acheté un « hipère ». On l’ignore trop souvent mais ce sont des petites choses comme celle-la qui ont les conséquences les plus dramatiques.

Pour Esther Lévy, qui n’avait pas descendu un escalier depuis des années, cela signifiait qu’il n’y aurait plus personne pour remplir son panier le matin, panier qu’elle hissait avec une ficelle jusqu’à son appartement.

Il ne lui restait plus qu’à donner son chat, plier bagages et sauter dans le petit train du septième… Oh, c’est vrai qu’elle connaissait bien les lieux pour y avoir passé du temps, souvent.

Une méchante pleurésie, puis « la grosse opération », puis la hanche… c’est pour dire !

Elle était presque de la maison.

Elle connaissait toutes les infirmières, leurs histoires, leurs intrigues et leurs petits secrets. Elle aimait bien Lalla Chkoune et elle en savait plus sur Lalla Chkoune que Lalla Chkoune n’en savait sur elle-même.

Elle savait aussi ce qui était arrivé du bébé, quarante ans plus tôt. L’enfant était une fille. La petite avait été adoptée par des gens très bien, mais on ne savait plus qui. Probablement par la femme de l’ancien directeur.

Madame Lévy, elle, elle savait, ça c’est sûr. Mais comme Lalla Chkoune ne se souvenait pas d’avoir eu un accident et encore moins d’avoir eu un bébé, voilà, c’était bien comme ça.

Lalla Chkoune s’était très vite liée d’amitié avec la vieille.

Elle déclinait, la pauvre femme, elle avait des tuyaux en plastique dans le nez, des seringues dans les bras et près de son grabat tout de tubes, d’agrès et de manivelles chromés, une machine grosse comme un frigo sur roulettes soufflait, soupirait, expirait, re-soufflait à sa place.

Malgré toute cette quincaillerie ses yeux pleins de malice riaient comme si elle venait de faire une blague à quelqu’un, versé du fluide glacial sur sa chaise ou caché son chapeau.

Chaque soir, après le couvre-feu, Lalla Chkoune venait s’asseoir près d’elle et c’était de longs conciliabules entre les deux femmes.

Cette amitié eut des conséquences inattendues : Esther Lévy apprit à Lalla Chkoune qui était Lalla Chkoune, et Lalla Chkoune demanda à Esther Lévy de lui montrer l’écriture.

Chaque soir elle extirpait de son corsage une feuille de papier froissée,  défroissée et soigneusement repliée, un vieux prospectus, une note de service périmée, une affichette, Réception, Silence, une étiquette, Diphénylglucobenzène,

un flacon, Permanganate de potassium

… N’importe quoi !

Un jour, une nuit plutôt, elle avait même piqué le panneau vissé sur la guérite à l’entrée de l’hôpital : STATIOИИEMEИT.  

C’est de là qu’elle avait appris à faire les N à l’envers.

Pendant longtemps elle déchiffra des lettres, puis elle parvint à épeler les mots et finit par ânonner des bouts de phrases. Une nuit, mille et une nuits plus tard, elle dépassa le simple cap de la lecture : elle avait atteint le niveau quatre.

Je vous l’ai dit, son cerveau digérait tout, elle était curieuse de tout. Goinfre, droguée de curiosité !

La vieille expliquait pourquoi les microbes, elle comprenait Pasteur ; comment l’anesthésie, elle lisait chloroforme ; pourquoi le permanganate et l’eau virait au bleu ; comment le vaccin, pourquoi les pilules, pourquoi, pourquoi, pourquoi…

Elle avait aussi compris pourquoi la vieillesse et la mort, le paradis c’est des foutaises et l’avenir c’est la fiche collée au pied du lit, le sourcil froncé de l’interne, le sursis, trois mois, six mois…

Sursis… ah, oui ! Esther lui avait expliqué « sursis »: Fais comme tu veux, vis, là, maintenant, ris, ris tout ce que tu peux, et si, un jour, tu avais toi aussi des tubes partout et une pompe à soluté au dessus de la tête, rigole…

 - et malgré les contractions tétaniques, malgré les guirlandes à perfusion, malgré les crampes, la douleur, elle avait levé le bras et dressé le majeur –  et fais leur un joli bras d’honneur !

 – Oui, tel quel, vous pouvez en rire !

Entre-temps j’ai été nommée à la tête du service de chirurgie de l’hôpital. J’y ai gagné un emploi du temps moins chahuté et mes fonctions me dictaient de parcourir les étages, rencontrer le personnel et visiter les patients.

C’est là que j’ai rencontré Lalla Chkoune pour la première fois. On m’avait dit qu’il s’agissait d’une assistante au statut pour le moins bizarre mais qui faisait partie des murs. J’avais déjà appris qu’il faut parfois s’abstenir de poser des questions…

Avec le temps le chariot vert de Lalla Chkoune s’était changé en une grosse machine jaune taillée comme une Zamboni, un monstre ronronnant qui avalait tout, poussière, mégots, sandwiches, magazines et tricots inachevés, tout ce qu’on oublie dans les coulisses d’une usine à guérir.

Sur un signe de l’infirmière en chef, Lalla Chkoune descendit de son véhicule et vint se présenter avec un grand sourire. Elle sursauta littéralement quand on lui dit mon nom puis, les yeux baissés, elle inclina la tête comme si elle s’écoutait chanter en dedans.

Elle avait fermé les écoutilles.

On m’avait avertie : de temps en temps elle avait des périodes d’absence comme si, quelque part, sa machine intérieure toussait, calait, essayait de se remettre en route.

Mais cela ne durait pas. Elle disait que des images, des bribes de rêves  incohérents traçaient des zigzags dans sa tête et elle fermait les yeux car elle n’en attendait rien de bon. On avait l’habitude. Elle reprit son travail et moi, ma ronde.

– Mais est-ce que vous n’auriez pas dû… Je ne sais pas…

Votre mère…

– Mais je ne savais pas que c’était ma mère ! Je ne l’ai pas su avant son décès ! Il y avait une conspiration du silence entre les rares personnes qui se doutaient… celles qui savaient, qui auraient pu parler.

– C’est incroyable !

– Eh oui ! Mais, tenez-vous bien : Lalla Chkoune, elle, savait qui j’étais ! Par Esther Levy et la cuisinière – cette bonne vieille Hadija – Lalla Chkoune avait fini par savoir qu’elle avait une fille, que cette fille avait été adoptée, qu’elle avait fait de bonnes études et qu’on l’appelait aujourd’hui la Toubiba.

Par contre, jusqu’à cette rencontre dans le couloir, elle ignorait que la Toubiba, le Docteur Leila Lamrani, officiait quelques étages en dessous du sien.

Elle ne m’avait jamais rencontrée et j’ai su, bien plus tard, qu’elle avait même refusé de me connaître. Elle ne s’en était pas expliquée mais ses amies avaient suggéré qu’un curieux mélange de pudeur et de honte expliquait cette… répudiation.

La perception qu’elle avait de son état mental comme de son aspect physique, son inculture, le mystère de sa première vie et le fossé des générations avaient sûrement déterminé son comportement.

Il y avait aussi la terreur d’affronter une inconnue, cette femme d’un autre monde, divorcée, trop savante, mécréante même… – une musulmane respectueuse ne peut pas sacrifier le mouton : alors ouvrir le corps d’un homme, vous y pensez ?

– Et, tout ce temps, vous n’avez jamais…

– Non ! Comment aurais-je pu me douter… Je l’ai très peu revue par la suite, comme si le hasard s’ingéniait à séparer nos routes. Il est vrai qu’un chirurgien du deuxième étage rencontre rarement, sinon jamais, la femme de ménage du septième !

– Quel roman !

– Oh, oui ! Et le plus beau est à venir ! Mais il se fait tard, je vous raconterai la suite demain, à mon retour…

 

le bac à musique

Pour rejoindre ma chambre, de l’autre côté du patio, il me faut traverser le salon et contourner le gros  meuble caché sous un drap gris. Toujours intrigué, mais sans plus, je le frôle de la main machinalement, comme on le fait avec une rampe d’escalier.

Leila a surpris mon geste.

– Oh ! C’est idiot, ce piano a toujours été recouvert d’une housse. On devrait l’enlever !

Un piano ?

Je n’ai pas bronché, je crois que je n’ai même pas cligné des yeux quand le voile est tombé : j’étais à la fois stupéfait et rassuré, comme le cruciverbiste qui tombe presque par hasard sur la lettre qui débloque tout un noeud de mots tronqués.

 Comme si je l’avais toujours su !

 – Venez-voir…

 Elle se met à genoux, ouvre le ventre du piano et en ramène la boîte en bois qui s’y trouvait.

 – …regardez ce qu’un enfant y a caché !

 Un coffret de cèdre fait comme une boîte à cigares avec des incrustations de nacre, deux charnières branlantes et une minuscule serrure…

Leila ouvre le coffret magique. Il y a là un caillou sacré, un éclat d’onyx noir veiné de blanc, un collier d’ambre jaune, deux pièces d’argent noirci, un verre colorié avec Cendrillon dessus, une photo toute de taches blanches (des pèlerins sur le pont d’un bateau), un minuscule miroir encadré de cuir rouge et aussi un spinulus eugaster , cette momie de sauterelle avec un ventre énorme, qu’on transforme en sifflet pour communiquer avec les djinns…et… un carnet bleu avec un tout petit crayon jaune coincé dans les spires…

– N’est-ce pas touchant, ce trésor, ce butin dissimulé dans les entrailles d’un piano ?

Je regagnai ma chambre avec un maëlstrom dans la tête, une énigme, mille questions et des bouts de réponse.  Elle a dit : « j’ai réuni presque toutes les pièces du puzzle mais je n’arrive pas à reconstituer l’image…»

C’est ce qu’elle a dit, ça me revient, tout, chaque mot…

« Sidi Omar a bien connu le grand-père…

« le Docteur Lamrani serait la petite fille …

« le Hadj a vécu aux alentours…

« la petite bergère ronchonneuse…

« elle aurait travaillé ici, fillette le petit carnet bleu !

…et maintenant ce piano ! Oh, que oui, je l’avais, la clé !

Je l’avais reconnu le  Uebel&Lechleiter , ce monument, cet autel de notre jeunesse autour duquel nous faisions la ronde avant de nous endormir, entre la Sonate au Clair de Lune et la Bagatelle pour Elise.

 les pièces du puzzle

 ... Maintenant j’en suis pratiquement sûr, la grand-mère du soldat Myriam, la Lalla Chkoune, n’est autre que cette Habiba qui servait à la maison quand j’avais treize ou quatorze ans…

 Habi, la petite bergère ronchonneuse ?

 Est-ce possible ?

dessine moi un courlis

 Une autre petite croix s’est ajoutée sur le calendrier de mon escapade. Le dernier trait.

Je reprendrai demain le pèlerinage du souvenir en essayant d’éviter d’autres embuscades de mémoire, ces golgotha postés au détour des sentiers du passé.

Leila nous a abandonnés tôt ce matin pour un aller-retour au Royal. Je voudrais tant qu’elle finisse l’histoire de Lalla Chkoune. Il faut que je sache. Elle a promis.

Entre temps j’ai apprivoisé Myriam. Elle a décidé de croire à mes histoires si je me plie à ses jeux.

Boulahia le barbu a plié.

D’abord on a marché jusqu’à la mer, puis couru pieds nus dans les dunes et cueilli des rameaux de salicorne.

Puis elle a voulu jouer à saute-mouton :

– Non, c’est toi le mouton, Boulahia, baisse-toi ! Plus !

Encore plus !

Ensuite on a fait des clapotis tièdes dans les vaguelettes exsangues et des ronds de galets dans une petite mer lisse comme une baignoire.

Après on a organisé une course de crabes. Là, elle a franchement triché. Malgré mon dos tourné j’ai bien vu son champion franchir la ligne d’arrivée dix pattes en l’air. Je n’ai pas protesté : moi, je suis pour l’émancipation de la femme, même s’il lui faut pour cela réinventer la poussette des golfeurs indélicats.

Sur le chemin du retour, Myriam a suggéré que nous chassions le courlis. On a semé des karzit, karziiit ! à tout vent. Myriam pense en avoir aperçu un, là-bas, il avait une aile cassée et se roulait dans la poussière avec des cris d’orfraie.

 Le vieux professeur barbu devait être distrait, il n’a rien vu, mais il a tout expliqué : maman courlis bluffait. Elle faisait semblant… Boitant, cabriolant, gémissant, elle éloigne le chasseur du nid et, par la même occasion, des petits au nid.

Puis, une fois l’imbécile trompé, elle reprend son envol et disparaît, guérie.

Et le méchant prédateur se retrouve tout couillon, au milieu du champ déserté.

Myriam a beaucoup aimé cette maman-là.

– On ne les a pas dérangés, hein ?

– Sûrement pas ! On n’aurait pas voulu !

Nous sommes revenus bredouilles, mais fiers de nous.

Leila est rentrée à la nuit tombée, fatiguée. Elle est allée border la petite et revenue s’étendre sur les orchidées bleues.

Caporal Latifa a servi le thé avec une poignée de chebakias et marmonné quelque chose sur les gens qui rentrent tard et qui disent qu’ils n’ont pas faim alors que le poulet aux olives… soupir  – puis, accroupie aux pieds de Shéhérazade, elle a entrepris de lui masser les pieds avec une huile qui sentait la rose.

 – Oui ! Je vous disais que le plus étonnant était à venir !

 …et Shéhérazade de tourner une autre page du conte des Mille et Une Nuits.

 

 

   
   
   
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