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Notre marrakech 45-70

Notre marrakech 45-70
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24 juin 2012

Une suite et HABIBA 11

Il pleut, il pleut, il pleut et il ne fait pas vraiment chaud...Mes salutations n'en seront que plus chaleureuses...
Pour beaucoup d'entre vous, ces mots ne veulent pas dire grand chose. je me trompe?
Mais ici entre le Nord Est de la France, le Sud Est du Luxembourg et le Sud Ouest (presque) de l'Allemagne, nous vivons dans un flux nuageux et frais qui nous pourri le début de l'été après avoir pourri une bonne partie du printemps....

 

A l'EST, rien de nouveau : En Ukraine, nos "gentils joueurs" de Football ont encore perdu...Mais comme il semble qu'ils attendent avec impatience leur retour en France pour pouvoir partir en vacances avec leurs chéries, ils ont fait tout ce qu'il fallait pour cela....N'en parlons plus....

 

Au SUD quelques photos supplémentaires de la part de notre amie CLAUDINE qui a été surprise de la célérité avec laquelle j'avais édité les premières. Voici les suivantes.....Elle poursuit son retour aux sources... Y aura t il une suite????

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  Retour dans ma classe de CM1 au Guéliz... 50 ans aprés.RIEN n'a changé! Même peinture, même carreaux, même mobilier. Il n'y avait plus l'estrade de l'instit.
 
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Elle est toujours aussi majestueuse!
 
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Les odeurs et les couleurs de la Place....
 
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Lycée Victor Hugo (ex Mangin) les anciens bâtiments tel que je les ai connu.
DSCN0706
 
Attention au trafic...
 
Image
 classe de CM1 au Guéliz  ( nov 1956) ?
 

 

 

Et puis, deux épisodes inédits de notre Roman FIL ROUGE.... Les chapitres 23 et 24 de Habiba.

 

le temps qui passe

les jours qui traînent,

de grands jours vides,

semaines interminables,

tout ce temps qui s’épuise en petits morceaux…

le troisième jour, le quatrième jour,

le jour des prières, le jour du marché,

le jour du train qui le ramène  des fois,

le jour où on l’attend,

tant de jours que j’attends,

mais ça ne sert plus à rien,

il n’y a plus rien,

les jours qui viennent,

les jours qui vont,

ces jours à moi,

qui m’appartiennent à moi

parce que je suis là tous ces jours

et lui, lui, il est là-bas,

je voudrais, le matin,

dès que le matin se montre,

que la nuit vienne à nouveau,

je voudrais qu’il n’y ait plus de jour

pour ne plus attendre la nuit,

je voudrais qu’il n’y ait plus que des nuits sans jour

pour vivre dans ma musique,

pour écouter les étoiles,

pour être avec lui.

lincident 

Au nord du village il y a un immense champ de poussière délimité d’un côté par un fossé qui charrie un magma de résidus pestilentiels et de l’autre par un muret hérissé de barbelés qui protège des chipeurs de courges et de  melons de bordure. Un grand désert animé par quelques footballeurs aux pieds nus quand il ne s’y forme pas un mini cyclone qui file un tourbillon couleur brique et va en poudrer les maisons plus bas dans la rue.

C’est comme ça tous les jours de la semaine, sauf le vendredi, jour de marché.

Pendant la nuit, venue de nulle part, comme née de l’éruption de cent, de mille petits volcans, toute une ville s’est bâtie là, une immense fourmilière, des kilomètres de tentes, des poteaux de guingois et des toits de tôle, un  patchwork d’abris biscornus, un liseré désordonné de camions, une foule de marchands, de curieux, de ménagères, de tripoteurs, de badauds, de traîne-savates et de coupeurs de poches, de portefaix, de pousse-charrettes, balek-balek , et des tonnes de marchandises dont une partie va se transformer en décombres, en rebuts, en immondices, en pourriture, en flaques de boue et en déjections de toutes sortes, comme partout où l’homme ne fait que passer…

Habiba aime bien le jour du marché.

 Le souk

 les sacs de blé

 les ânes à vendre

 les ballots de menthe verte

 les tissus, les outils, la ferraille

 la poussière, les cris, les appels

les montagnes de légumes par terre

les sacs d’osselets aux propriétés indéfinies

les herbes magiques, les poudres mystérieuses

les plats, les bidons,

les tobsil,

les gargoulettes

les épices, les couleurs, les odeurs épaisses, denses l’étal des viandes, les  mouches, le petit balai de sorgho la cahute du fond, le téléphone public à gauche et le bordel à droite, la queue des deux côtés les boulons et le mec qui les trie comme un orpailleur les peaux de mouton, les couvertures de l’Atlas, les tuyaux, les pneus, les pignons, les bougies, la pub, l’odeur des kanouns qui enfument le collecteur mafieux et le voleur à la tire

les poulets vivants attachés par les pattes

 les gendarmes, le caïd et ses sbires

 les camions de pastèques

 les brouettes de fraises

 les chariots de verdure

 les pyramides d’oeufs

 les tomates…

 Habiba vend des tomates au marché du vendredi.

 Elle étale la vieille couverture, elle couvre la déchirure avec un morceau de papier brun, c’est écrit 

Cim«»nt Lafar«».

 Le «» c’est un trou qu’elle recouvre avec le « ge » qu’elle a pris au bout de l’autre mot.

Elle centre le coussin, un peu vers l’arrière, et s’assied en tailleur. Elle aligne les tomates entre ses genoux, trois, puis quatre puis trois, ça fait presque un rond, puis deux par-dessus, puis une, puis une. Ça fait treize. À peu près.

 Elle saisit le bas de sa robe de dessous, crache un petit jet de salive, saisit la tomate du milieu, la grosse et  l’essuie consciencieusement. Elle la replace au centre, sur le dessus.

 C’est beau, ça brille, tout va bien.

 C'est ce jour-là que c’est arrivé.

El Kelb, le contremaître de la ferme des Belges, bavardait avec le forgeron dans l’allée d’en arrière. Une histoire de fer à cheval qui n’avait pas tenu. El Kelb ‑ Le Chien… personne ne se souvient de son vrai nom ‑ c’est un vrai salopard, le type à combines, le type tordu qu’on n’aime pas.

On le craint même un peu. On dit que c’est lui qui aurait incendié la ferme des Gomez, l’an dernier. On ne l’aime pas du tout, même que les types qui jouent aux dames sur la terrasse du petit café aboient sur son passage, et quand il se retourne ils lui font des bras d’honneur et des comment ça va, El Kelb, ouah‑ouah, tu t’en vas mordre une souris

 

Le mépris, quoi !.

 

C’est vrai aussi qu’il y en a qui l’admirent, des jeunes un peu voyous. Surtout qu’ils envient le blouson d’aviateur qu’il a piqué à un marine américain après l’avoir salement assommé.

 

Il y a même des femmes qui… mais c’est une autre histoire, des ragots. D’ailleurs lui, quand il fanfaronne avec les jeunes, il parle des femmes comme des putes, toutes des chiennes en chaleur qui ne respectent pas leur mari, qui ne pensent qu’à dépenser et en plus si tu regardes sous leurs jupes, méfie-toi, il s’y cache une bête qui dévore les garçons trop curieux.

 

Enfin c’est ce qu’on dit, on n’est pas allé voir.

 

En quittant le forgeron il avait enjambé le brasero où rougissait le fer à redresser et s’était planté devant l’étal de tomates.

 

— Salam, Habiba, tu es laide comme un pou. Combien tu veux pour tes tomates pourries ?

 

Il jappe toujours autant, ce fils de chienne, mais tout le monde sait que chien qui aboie n’ose pas mordre.

 

— Tu sais parler aux femmes, toi, El Kelb ! Si mes tomates étaient aussi pourries que toi je cracherais dessus et je marcherais dessus jusqu’à ce qu’il n’en reste que de la boue.

— Tiens, tiens ! Encore une femme qui a la langue bien pendue. Allez, va, je suis pressé.

 Il avait jeté trois piécettes sur la couverture.

 — Je reviendrai plus tard pour les tomates. Tu les gardes pour moi, le temps de faire mes affaires…

 Il ne revint pas.

 La nuit était tombée, les étals démontés, le souk quasi désert. Habi ramassa les tomates, fit un rouleau de son tapis, plia le morceau de papier brun, le glissa dans le rouleau et prit le chemin du retour.

 Il y a des jours où la vie ressemble à un long ruban sans plis ni boucle, un ruban qui ondule à peine au gré du vent, un ruban sans histoire, presque tout plat.

 Ce n’était pas un jour comme ça.

 Elle marchait depuis une bonne demi-heure quand les trois hommes la rattrapèrent à l’endroit où le chemin passait sous le pont. C’était un peu différent cette fois-ci.

 Avec son chacal de mari ça avait été brutal, douloureux, sans suite. Elle avait appris de sa mère que les hommes faisaient ça comme ça et que les femmes avaient été faites pour que les hommes puissent faire ça comme ça.

 

C’est El Kelb qui l’avait bousculée et allongée par terre en premier. Il ricanait devant les autres, ta tomate… je suis venu cueillir ta tomate !

 Puis il se tut.

L’un après l’autre, silencieux, absorbés, ils la creusaient de leur outil comme ils eussent creusé un puits, avec  application, sans un mot, sans un regard, les cils entremêlés, les paupières serrées. Elle crut que c’était fini quand le troisième se retira en essuyant son pénis sur sa robe. Mais l’un d’eux, le premier, le chien des tomates, s’allongea de nouveau sur elle et reprit le travail où ses collègues l’avaient laissé, fouillant, creusant, pompant, explorant.

Elle ne sentait plus rien. Sa présence, ses mouvements, son haleine, sa poitrine écrasée, plus rien. Il n’y avait plus qu’une étrange chaleur qui se propageait du puits vers les genoux, vers le ventre, puis plus rien.

Sans qu’un mot ne soit prononcé.

Les trois types s’éloignèrent dans l’obscurité. La robe était maculée de boue, les tomates écrasées sur sa  poitrine. Les quelques pièces étaient toujours là dans l’ourlet du foulard qui lui tombait sur l’oeil.

 

Là-bas, dans la nuit, altérée par la distance, par la douleur, par la rage, une incantation indistincte, le muezzin clame sa foi du haut de la mosquée. Le cri s’éparpille comme un vol de corneilles. Dans son cauchemar, le saint homme se transforme en une pieuvre diabolique, une hydre aux cent têtes hirsutes, aux bras de méduse, un bouquet de monstres, de tentacules malfaisants, de pénis raidis, mille bouches qui crachent leurs invectives aux quatre coins du ciel, qui hurlent leurs lamentations, des injures qui volent de hoquet en écho, et chaque pas martèle et martèle l’anathème sur son front : 

putain, putain, sois maudite

Aveuglé, meurtri, mutilé, papillon ballotté au gré de la bourrasque des cris, le plastron rouge tomate, les deux mains sur le ventre… il faut que s’achève la nuit, il faut que je m’éveille…

 putain, putain, sois maudite, putain

 

Le Hadj la jeta dehors au début de l’été, quand il fut évident qu’elle portait en elle un deuxième déshonneur.

 

   

pardon

Après que son mari l’eût répudiée, après que ses parents deux fois déshonorés l’eussent rayée de leur mémoire, après qu’elle eût confié son bébé à la voyante qui lui prédisait un avenir doré, Habiba, malgré son gros ventre, fut recueillie par la femme du métayer, moyennant quelques petits services.

Torcher les nouveaux-nés, ramasser le bois mort, remplir les cruches, les outres et les gargoulettes, préparer le repas des ouvriers, briquer les tuiles du patio, laver le linge à l’abreuvoir, traire les six vaches et rêver à ce qu’aurait pu être sa vie, si…

si son père ne l’avait pas tuée ce soir-là…

si Fils-de-Roumi…

Elle pensait à tout cela en traversant la route, son gros ventre en avant, le fagot en équilibre sur la tête, les  yeux baissés, comptant les pas qui la séparaient de la fin du jour, de ce calvaire quotidien, et le chien…

ce maudit chien qui ne cessait d’aboyer, d’aboyer, un cri…

Et ce choc énorme.

Le type était effondré. Elle avait surgi de je ne sais où, sans regarder, un immense fagot sur la tête. Il avait klaxonné, freiné, n’avait pas pu…

— Vous avez vu ça ?

Elle avait quasiment démoli son auto !

 L’âme de Habi plana un instant sur les badauds attirés par les sirènes et les youyous, désolée d’avoir abîmé l’auto du Roumi désolée pour tout ce bois gaspillé désolée de ne plus pouvoir torcher les petits monstres désolée de devoir partir maintenant, de laisser tout en plan si désolée…

 La vieille Mercedes grise, éreintée sous un empilage hétéroclite de ballots, s’arrête dans un horrible gémissement de carcasse malmenée devant la kissaria du village, cette façon de marché en arcades posté au bord des routes pour happer les voyageurs. Le six cylindres expire d’un dernier hoquet de suie noire.

Les cinq passagers et le conducteur s’extirpent du tacot surchauffé et s’éparpillent pour une halte pipi.

 J’en suis.

Après deux heures de cabotage toussotant de derb en souk, de tractations à la croisée des chemins, de haltes - juste deux minutes, monsieur !  - pour déposer un panier et embarquer trois poulets, le vétuste taxi a atteint son but.

Cette escale, qui ne fait pas partie de l’itinéraire des autocars panoramiques - ce qui explique mon triste taxi - n’est pas le fruit du hasard.

 C’est mon terminus, mon village.

 C’est chez moi.

 Vrai que mon accoutrement de broussard fashionable et mon chic sac à dos multipoche détonnent au milieu des djellabas des anciens, des silhouettes voilées et des jeunes aux couleurs du club de foot, mais voilà… je suis quand même chez moi. Un peu.

 Vrai aussi que revisiter, cinquante ans après, la cour de l’école primaire et ses pissotières au grand air, revoir les cigognes unijambistes du clocher de l’église, revivre la fièvre d’un jour de souk, humer l’odeur des brochettes, entendre tinter les grelots du porteur d’eau, je sais, ça pue le pèlerinage bon marché. Mais voilà, dans ce pays, un sphinge juste pêché de la friture, un verre de thé à la menthe et une bonne bouffée de brasero, merde… c’est magique !

Le coeur du village ressemble à ce qu’il était hier, à ce qu’il était il y a plus d’un demi-siècle : c’est la kissaria à l’ombre de laquelle tout arrive, où tout se trame, c’est l’arène incontournable des boutiquiers de tout poil et de tous les trafics, le carré des parties de dame sur un cageot renversé, la piste de course ‑ balek-balek - des portefaix, les recoins à combines des ripoux, c’est les fumées nauséabondes des diesels stationnés sur les talons des chalands, le brouillard de poussière aspiré des champs d’alentour, les clameurs des marchands, les jurons, le chien qui hurle, l’écho de la chèvre entravée sur un vélo…

C’était comme ça, avant , et c’est encore comme ça aujourd’hui.

Sous l’écriteau « rôtisserie > ici les bons chich-kbab » le chef, c’est lui, c’est le type accroupi, le dos au mur, qui agite une branche de doum en guise d’éventail chasse-mouche ; l’adresse, c’est l’odeur du morceau d’os qui rôtit à vie sur son kanoun, « pour la pub » explique-t-il ; le menu, c’est la kesra fendue en deux et refermée sur une poignée de kebabs de foie grillé saupoudré d’une pincée de kamoun.

Je reconnais, en face, la boulangerie de la famille Gomez, à qui papa vendait les « petits chèvres » de la semaine. Le dimanche, des fois, on y achetait un pain. Papa les appelait les POFF – pain, oeufs & fromages frais – une réminiscence des glorieuses années gaulliennes où l’on criait haro sur tous ceux qui s’étaient trop bien démerdés pendant le grand désordre.

Sur le mur pelé, des bribes de mots que je reconstitue sans mal,  Gom z M`re & Filles d puis 1932 et dessous, en caractères plus modestes, pain, oeufs et fro ages frais.

Mais c’est différent…

 Les deux filles en cornette blanche ont disparu, l’enseigne coiffe aujourd’hui un atelier de mécanique. Devant la porte, un tracteur éventré, une pile de pneus usés à la corde, un fût cinquante ans plus tardrouillé d’où suinte un filet de mazout et un type, à califourchon sur un jerrycan, qui répare une mobylette.

Au premier coup d’oeil, c’est vrai, le temps n’a rien changé. Il a juste édenté quelques murs et ligoté les rues de guirlandes de fils enchevêtrés, preuve que l’électricité a rejoint les campagnes.

 Mais… 

Je ne rendrai pas visite aux cigognes : il n’y a plus de clocher sur le toit de l’église.

 Je ne saurai plus déchiffrer les noms sur le monument aux morts : il a changé de martyrs.

 Je ne visiterai pas la classe parfumée au pipi d’écolier : au diable le psychopathe tireur d’oreilles qui se délectait à nous faire trébucher sur la conjugaison des Ornicar.

 Par contre, les brochettes boulfaf, la chiba dans le thé, l’âne et sa charrette démantibulée garée entre deux camionnettes rutilantes, les deux chiens emmêlés, la foule bigarrée, les va-etvient, les tourbillons de poussière, la cacophonie des décibels, les disputes, ce magnifique bordel… tout ça je reconnais.

 Cette carte postale, c’est mon théâtre préféré.

 Du fond de cette pétaudière s’élève un ding ding ding, une cloche familière. Comme un tocsin de bedeau déchaîné.

 C’est le forgeron. Il y a encore dans ce village un forgeron qui sait faire sonner son enclume.

 Je n’irai pas revoir son antre, elle ne sera plus aussi noire, aussi infernale que dans mon enfance.

 Il était énorme notre forgeron, un mastodonte percheron avec des bras d’arbre, une petite tête ronde enfoncée entre des épaules qu’un joug n’aurait pas pu coiffer et des yeux qui reflétaient les flammes de son enfer. Son visage, son torse, ses bras en peau de charbon étaient striés par les coulées de sueur.

 Du matin au soir il pédalait sous la forge, un gros soufflet faisait rugir la flamme, il cognait, cognait comme un dément sur des braises d’acier qui explosaient en vapeurs écarlates et bouquets d’escarbilles.

Qu’il était beau ce forgeron ! C’était le diable.

 Cinquante ans !

 C’était hier, et presque rien n’a changé.

 A droite, l’épicerie de la mère Estragon qui faisait crédit.

 « Allez, mettez-le sur le carnet, pour aujourd’hui … » disaiton.

Juste à côté, il y avait la boutique Rubans & Boutons, à peine un cagibi, dont les murs étaient tapissés de haut en bas de minuscules tiroirs en bois, une cellule monacale qui sentait la rose fanée et l’encaustique.

 Les deux soeurs, deux tristes veuves, blotties derrière le comptoir sur de petites chaises paillées, continuaient à se cacher des franquistes andalous. Par habitude.

 L’une d’elles s’obstinait sur sa tapisserie de Pénélope, sans jamais lever la tête, tandis que l’autre, à peine plus aimable, ravaudait quelque chiffon de bourgeoise en marmonnant le Petit Poème de Lorca.

 Le cagibi est encore là mais une guirlande de carcasses sanguinolentes remplace aujourd’hui les ravaudeuses. C’est Chez Tahar, Boucherie Halal.

Sur la gauche, près du bureau de poste, c’était la maison du Cadi, une espèce de super juge de paix, un policier de la morale,  de la religion et… des affaires de gros sous. Un géant, raide comme un général, le visage gravé des hiéroglyphes de la vérole et sillonné de rides gagnées à force de barouds, de sang et de gloires au nom de la France.

Il portait une longue cape de soie noire ouverte sur le devant, une camisole de flanelle aux multiples boutons et un ample saroual qui bouffait sur ses babouches blanches.

 Il se déplaçait toujours avec deux hommes armés, une  armoire à glace avec une tête de bronze poli sur un cou de taureau et un petit chafouin dont on disait, avant , qu’il avait brûlé quelques fermes de colons.

Les enfants et les femmes se taisaient sur leur passage.

 Aujourd’hui les sbires de cadi portent l’uniforme.

 Un peu plus haut, après l’église, c’est la place du souk. Le souk du vendredi, comme son nom l’indique, c’est parfois le jeudi mais, le plus souvent, le vendredi.

Aujourd’hui c’est mardi donc il n’y a pas de souk. La place est déserte, excepté une douzaine de dromadaires qui attendent le messie. L’un d’eux, le plus taquin, relève sa babine, ajuste son horrible dentier brunâtre et blatère un bon coup vers le ciel.

C’est sa façon de se moquer de la bosse des autres dromadaires.

Je ne sais pas qui a dit que la ville se reproduit par parthénogenèse. Je prétends plutôt que la ville est une méduse géante dont les mille bras s’étendent subrepticement, de préférence la nuit, pour tout engloutir, les collines, les forêts, les rivières, pour repousser les troupeaux, les bergers et les poètes, pour bloquer les ouvertures, masquer les perspectives et gommer l’horizon.

Et j’ajoute qu’ici la digestion semble difficile car, de toute évidence, la méduse régurgite. Derrière le fouillis des bicoques en tôle ondulée qui cernent le village, dans les méandres sinueux de ruelles sans conclusion, à l’encoignure des palissades déconstruites, des labyrinthes inextricables du bidonville, la méduse a chié des montagnes d’immondices, creusé des rigoles pestilentielles, tressé des chapelets de mares vertes et de flaques moussues, et tapissé les fossés au coulis d’excrément.

La périphérie du village c’est l’avant-poste des prochains raids nocturnes, le Q.G. de l’abominable méduse…

En empruntant ce vieux taxi je me suis téléporté dans un autre monde, le monde d’ avant . Par le hublot du bathyscaphe j’ai bien vu que, hormis l’horrible méduse, rien n’a changé.

Les odeurs, les fumées, les cris sont les mêmes. Les humanoïdes de cette planète vont, virent, se meuvent et gesticulent comme des automates, au ralenti, sans me voir, sans que le demi-siècle franchi n’ait vraiment renouvelé leur tournure. Leurs lèvres bougent mais il ne s’en évapore aucun son, les phylactères sont vides.

 cinquante ans

A peine un ronronnement de film muet, sans sous-titres.

 Déconnecté, c’est ça, je suis déconnecté.

 – On y va ?

 La bulle du bathyscaphe explose, retour sur terre, crissements de pneus, sirène d’ambulance, klaxons, une radio à tue-tête, pétarades de cyclomoteur, une femme hurle « Ahmed, va chercher ta soeur à l’école ! ».

Un âne s’en mêle en contralto.

 Je retombe dans le vrai, la montagne de pastèques, le chien qui jappe, les étals de viande, les mouches qui collent, les fumées d’encens sur fond d’huile de friture…

 Je l’aime bien, ce monde, mais je n’en suis plus.

 Depuis si longtemps…

 Le chauffeur me rappelle à l’ordre.

 – Hé, monsieur, on y va ?

On m’avait dit que la maison familiale, la maison du Roumi, avait été transformée en un petit gîte, une sorte de riad à la campagne. Pour le cocher de mon tacot, le Biène‑Bi , c’est tout juste à dix minutes d’ici. Nostalgie, curiosité morbide ou  curiosité tout court… je le saurai bientôt : c’est là que s’arrêtera mon voyage.

Le taxi m’a déposé au bord du chemin :

 – Le riad de Lalla Chkoune, le Biène‑Bi  comme vous dites en Amérique, précise-t-il, c’est là. Juste derrière les arbres.

 Je vous souhaite maintenant une bonne semaine en souhaitant que vous erez nombreux à me laisser quelques commentaires....Votre toujours MICHEL

   
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16 juin 2012

HABIBA 10

Voici la suite promise, trois chapitre de l'histoire de la petite berbère HABIBA
 
t-o-u-j-o-u-r-s
— Demain, tu m’apprendras T-O-U J-O-U-R-S ?

— Non, c’est impossible, Habi, les vacances sont finies. Je m’en vais demain.

— Ah…

Elle savait bien que cela finirait par finir.

— C’est triste que tu retournes là-bas…

— Non, pas vraiment. Tu sais, il y a mes livres, mes amis.

Là-bas, c’est ma vie. Les vacances, c’est un peu comme une permission de soldat – il ricane – ou plutôt, comme l’évasion du prisonnier !

pas sûre de bien comprendre. Elle n’est pas triste pour lui, c’est plutôt ce voile de deuil qui s’abat sur elle, sur le toujours, sur demain.

— Tu penses à quoi quand tu es pas là ?

— Comment ça, quand je ne suis pas là ?

— Quand tu es là-bas, tu penses à quoi ?

— Je ne sais pas, moi, à quoi veux-tu que je pense ?

— Oh, tout ça, les plantes, les fleurs, les oiseaux d’ici…les gens d’ici…

— Oui, bien sûr, ça m’arrive.

— Tu penses à nous quand tu es là-bas ?

Il éclate de rire :

— À nous ? Tout le temps !

Je le savais, je le savais…

C’est l’heure de l’estocade.

— Et tu penses quoi ?

— Je pense quoi ? Qu’est-ce que tu veux que je pense ?

Un doute, infime… l’étrangler, vite !

Elle se jette à l’eau.

— Je te demande si tu penses à Habi.

— Ha ! Et pourquoi que je penserais à Habi ?

— Mais tu m’as dit…

— Écoute, au lycée je pense au lycée, je pense à mes cours, je pense à mes devoirs, je travaille…Il n’avait quand même pas dit je travaille, Moi…

 

— Je n’ai pas vraiment le temps de penser aux chèvres, aux arbres, aux fleurs, à tout ça !

— Ah, bien sûr !

C’est l’évidence même, les cours, les devoirs, tout ça !…Vaincue par la ville pute, la maudite ville des Roumis… Il ne veut pas dire que je suis dans un coin de lui, mais je sais… je suis sûre… Ô mon djinn, vas-tu le laisser partir sans rien faire, me laisser seule encore ?

Elle torture le petit carnet bleu mais rien n’y fait, le farfadet est occupé, il n’écoute pas, il n’entend rien.

Et lui non plus, Fils de Roumi, il n’entend rien.

Indifférence, cécité, et puis toutes ces règles non écrites…Il n’a rien compris, il ne sait pas qu’il s’est installé dans  son esprit, qu’il vit en elle du soir au matin, qu’il réapparaît d’entre les fantômes comme feu follet dès qu’elle ferme les yeux, un halo d’homme dans l’ombre de sa nuit, une rose des sables dans les dunes de soufre, un figuier au milieu du désert.

Il ne sait pas qu’elle voudrait faire parler les silences, meubler le vide infini de ses absences par d’interminables conciliabules, chanter pour lui pour qu’il soit là quand il n’est pas là.

Il ne sait pas, il ne sait rien. Il ne sait même pas qu’elle existe hors de ses chèvres, hors de sa prairie, hors de ses propres rêves.

 

Elle a glissé de sa roche, tournée à demi, elle est là, accroupie, les yeux fixés sur lui. Deux éclairs verts, deux grands yeux en îles d’émeraude dans des lacs de nacre, et ce voile, une brume légère, le regard doux et mystérieux des myopes. Un regard comme une porte sur un abîme de renoncements, de fantasmes merveilleux et de solitude. Tout à la fois.

Il n’a jamais vraiment vu ces yeux. Jusque là, il n’avait jamais été admis dans ce domaine interdit à l’étranger, au passant, celui des yeux pudiquement protégés du monde par des paupières d’ombre, creusées dans les cernes de khôl.

Il émane d’elle un parfum étrange et familier, cette fragrance si particulière entre plume de perdrix et gibier de  poil, l’odeur du garenne fraîchement tué, à peine perceptible, un peu musquée, pas désagréable, cette odeur que le chasseur connaît bien, chargée des phéromones qui font du poète un prédateur et changent le rêveur en conquérant.

Des sémaphores qui épèlent les signaux peur, traque, mort… peau, femme, guerre…

Mais lui, il est déjà loin, là-bas, en ville, au lycée, avec les siens.

— Bon… allez, il faut que j’y aille, dit-il.

— Oui, dit-elle.

Et il est parti. Il n’a rien entendu.

… Tout s’éteint, tout s’efface, tout se dissout derrière les paupières baissées, l’image se rature, le silence, le  morne s’installe.

Elle voudrait mourir, là, maintenant.

Ça fait mal, mal, là dedans.

Il n’y a pas même de larmes, c’est une douleur sèche, muette, le ciel est rouge, la terre sombre, les arbres frissonnent, le grondement dans ses oreilles, insupportable, elle se roule en boule contre la souche, le coeur crie, un rêve, il revient dans le rêve, il lui dit, dans le rêve, un jour je t’emmènerai, la musique, Bach, les robes, la ville, un jour, je t’emmènerai…

Un chevreau lui broute les orteils.

la deuxième vie

Avec l’automne et tout ce qui s’adoucit, qui mature et s’assagit en cette saison, Habiba s’est rapprochée de maman Zouina. Elle a retrouvé l’oreille attentive, réinventé les babillages en duo auxquelles elles se livraient avant.

Mais foin d’histoires de chèvres, de rubans de soie ou de henné… il n’y en a que pour Fils-de-Roumi, son amitié – il m’appelle Habises attentions – le carnet bleu. les heures sous l’eucalyptus – il ma montré la géométrie et lui, lui –  sa peau, couleur de pain doré — Il m’apprend à écrire, il me raconte la ville et quand il reviendra, il sera riche et il me montrera comment construire un pont…

Et dans son coeur elle sait bien que Fils-de-Roumi aime Habiba, qu’il va la demander au Hadj et l’emmener sur son pur-sang blanc vers un destin merveilleux… 

Lalla Zouina est atterrée, elle n’en croit pas ses oreilles. Elle a bien tenté de la raisonner sous une avalanche de mots pareils à des youyous désespérés, in‑in-impur, inadmissible, infidèle, impossible, incorrect, indécent… rien n’y fait, aucun discours ne trouve d’écho auprès de la jeune fille. Quolibets, commisération, prières, colère, menaces, tout y est passé, elle ne sait plus…

Oh, là, là, Habiba-bijou, mais où as-tu la tête ?

Mais Habiba vogue dans un autre monde, le demain qu’elle a inventé, qu’elle a sculpté, un monde parfait où le doute, les obstacles, les objections n’existent pas. Même Lui, là-haut, n’a pas un mot à dire !

— Il va marier Habi ! Non, on en a pas parlé mais…

 Et sa peine était immense qu’on ne la crût pas.

 Intolérable. 

Elle savait pourtant… il ne l’avait pas vraiment dit, mais personne ne pouvait dire qu’il ne l’avait pas dit.  

Un jour, bientôt, sûrement… 

Et non, jamais elle ne se marierait avec un autre !… 

On en était là, ce fameux soir, sous la khaïma. 

Par principe – et sage magnanimité – Le Hadj ne se mêle jamais des affaires des femmes et à fortiori de ces chamailleries animées qui ont toujours lieu le soir, à l’heure du kif. Mais aujourd’hui il a senti qu’il y avait là comme un dérapage manifeste, presque une remise en question de ses prérogatives de chef de famille.  

Mariage… demain… amour… jamais… Oh, là !

Il n’a pas bien suivi mais il se doute qu’il lui faut remettre un peu d’ordre dans les esprits.

Et il a l’habitude de faire court :

— Habiba, c’est non.

Les deux femmes se taisent, interloquées.

Jamais, au grand jamais, Le Hadj n’a imposé, pas même suggéré une solution pour résoudre un conflit entre les femmes de la colline, à tous les étages, de la petite fille à la grandmère, sans oublier les tantes de passage. Mais la situation est critique, il en devient presque loquace :

— Habiba, je dois t’annoncer que tu vas te marier avec Ahmed el Dïb. J’ai accepté sa demande l’an dernier, et j’ai jugé que c’est un bon parti même si la dot qu’il offre n’est pas très respectueuse. C’est vrai qu’il est un peu vieux et pas très aimable mais il conduit le camion du métayer. C’est quelqu’un d’important.

Stupeur, un milli-instant.

Puis l’explosion :

— Oh, non ! Je ne me marierai pas avec ce rustre, ce cochon. Jamais !…

— Habiba, tu feras ce qui a été décidé.

— Jamais ! Le Dïb ! Ce vieux vicieux malfaisant et grossier.

Ce chacal… (chacal s’écrit d-ï-b, c’est pour cette raison qu’il y a deux yeux méchants sur le ï) ce chacal, je le déteste, il pue, il ne m’amènera jamais en ville, il ne m’apprendra pas à lire…

Elle est debout, elle les défie, maintenant : 

— Je préférerais mourir… Je m’en irai… je… vous n’avez pas le droit, c’est… 

— Habiba, pour la dernière fois, tu feras ce qui est décidé. 

Un mur d’incompréhension, c’est le désespoir : 

— Mais c’est impossible, Fils-de-Roumi va m’épouser, il a dit, je crois… il faut… Mais vous ne comprenez rien ? 

Le Hadj, tourné à demi, éberlué, contemple Habiba-bijou, sa fille bien aimée… 

— Le fils du Roumi ? 

Elle hoche la tête les yeux baissés, quête son approbation. 

Lui, c’est simple, il n’en revient pas : 

— Le fils du Roumi !! 

Il s’est levé, il fait maintenant face à Habi. 

Un geste ample, la détermination du bûcheron, un coup à assommer un boeuf. Le cabot jaune, dérangé par la  fillette qui s’effondre, fuit hors de la tente en glapissant. 

La décision du Hadj était prise et la médecine choisie. 

La semaine suivante Habi était mariée. 

Deux chèvres comptant, huit autres chèvres, dont une pleine, plus un bouc, à venir au printemps prochain.  

Le Hadj avait décidé d’étrangler le dragon, d’étouffer le scandale annoncé, de rétablir son autorité et, du même élan, d’offrir à sa fille un exutoire à son débordement glandulaire.  

Malgré l’estime toute relative que l’on portait au fiancé de circonstance ‑ et le ridicule de la dot ‑ Le Hadj avait décidé que la prunelle de ses yeux aurait un mariage digne d’elle et de l’amour qu’on lui portait.

La cérémonie donnerait donc lieu à une grande fête qui durerait toute la journée et toute la nuit, et le jour  d’après.

Dès petit matin les femmes avaient envahi la khaïma pour laver, pomponner et poudrer la jeune fille. On avait même apporté du lait d’ânesse pour lui masser le visage et les parties tendres du corps.

La vieille Amina, miraculeusement rajeunie d’un demisiècle, et Malika, l’amie de toujours, s’étaient partagées la cérémonie du henné afin de lui garantir bonheur et prospérité – une garantie qu’on sait être aussi éphémère que la persistance des motifs dessinés sur les mains de la fiancée.

Des générations de vêtements et de bijoux avaient été exhumés des malles, dont un magnifique caftan, une superbe robe longue en soie bleue avec des broderies sophistiquées sur le devant, des passementeries dorées avec des millions de petits boutons, des franges torsadées et des rangées de paillettes.

Et puis des foulards en satin de Chine, des fichus de mousseline arachnéens, des voiles en taffetas persan et de larges ceintures de cuir blanc clouté d’or pour souligner la taille. Des babouches neuves en cuir jaune complétaient l’attirail.

C’était magnifique.

Il avait fallu partager tout ce bonheur avec le village.

On avait juché la fiancée au visage dissimulé par les voiles sur la mule brossée et décorée pour l’occasion de  guirlandes, de colifichets, de houppes et de pompons.

On avait loué un orchestre de deux musiciens pour suivre le défilé et le fiancé avait même invité une fille du nom de Salomé qui, disait‑on, exécuterait la danse des sept voiles dans la soirée.

Pour le moment elle se contentait de faire tressauter ses hanches, son nombril et d’autres parties du corps avec beaucoup d’élégance.

Des hommes habillés de gandouras blanches, chargés de porter les plateaux de cadeaux et de nourriture, suivaient en dansant, accompagnés par les musiciens.

Les castagnettes karcabous tintaient, la flûte zinzinnait, le luth gnaoua se plaignait, le tambourin tambourinait.

Une nuée d’enfants couraient autour de l’équipage, criant, sifflant, chantant.

Les chiens aboyaient.

C’était vraiment magnifique.

Dans la soirée, les femmes réunies autour des plateaux de cornes de gazelle et de thé à la menthe commentaient la différence d’âge entre la jeune fille et le rustre mais un mariage est un mariage et personne, les invités pas plus que la fiancée, n’aurait osé exprimer quelque désapprobation.

Quant aux hommes, ils faisaient peu écho aux plaisanteries grivoises du prétendant et se contentaient de vivre le moment présent, des images salaces dans la tête, la bouche pleine et les doigts gras de méchoui.

A un certain moment, bien plus tard dans la nuit, des youyous avaient éveillé ceux qui somnolaient autour du feu et les femmes étaient sorties de la khaïma en chantant et en dansant.

Elles avaient vu ce qu’il y avait à voir et elles pouvaient confirmer que la jeune Habiba s’était présentée pure à son mari. Et grâce à Dieu elle venait d’échanger son état de jeune fille pure pour celui de femme mariée…

Six mois plus tard la belle Habiba était grosse comme une génisse, le solde en chèvres n’avait pas été payé et le mari improvisé parti bien avant qu’elle ne soit délivrée. 

Pendant les quelques semaines où il avait défloré, honoré et dressé sa nouvelle épouse, celle-ci habitait sous la tente de la belle-mère qui avait trouvé en elle l’esclave dévouée qui lui manquait.

Le mari éphémère parti, le bébé (une fille, hélas !) vit le jour dans la mélancolie d’une journée de printemps particulièrement pluvieuse. 

Face à la perspective d’une bouche supplémentaire à nourrir la belle-mère aida sa bru à ficeler le marmot sur son dos et l’encouragea vivement à regagner le domicile paternel.

la mort du Djinn

Le Hadj attacha deux belles poules par les pattes, emballa six oeufs du matin dans une feuille de papier journal et un bon kilo de smen bien vieilli dans un torchon humide.

Il apporta le tout au Roumi pour négocier le retour de Habi, harnachée de son arapède endormie.

Il avait fait une erreur de jugement, il avait été bafoué par un individu malhonnête, humilié pour ce que l’on disait de sa naïveté,

si malheureux pour la mère de sa fille que Dieu la garde dans sa grande miséricorde -

si honteux pour la fille de sa femme que Dieu la punisse pour ses errances et son insubordination 

si chagrin pour l’enfant de son enfant que Dieu la protège, malgré tout - une enfant sans père, une enfant sans nom, une enfant qui n’existera pas, qui n’ira pas à l’école, qui n’aura droit à rien.

Bref, si le Roumi ‑ que Dieu le bénisse, le garde près de lui et récompense sa grande générosité ‑ voulait bien pardonner Le Hadj d’avoir engendré une fille si peu digne de sa bonté, alors Habiba reviendrait travailler à la maison du Roumi, nettoierait partout, balayerait le plancher, laverait le linge, époussetterait les meubles, ferait les courses, chercherait l’eau, guiderait les chèvres, nourrirait les poules et le cochon, brosserait l’âne, trairait la vache, et elle ne dirait plus de bêtises, plus jamais, et elle n’ennuierait plus personne avec ses chimères.

C’est bien, on la reprendrait pour les vacances de Noël. 

— Tu sais, la petite bougnoule, elle est revenue. 

— Qui ça ? 

— Habi.

— Elle ne s’était pas mariée ? 

— Si, mais ça n’a pas marché. 

— Ah… 

— Son père a demandé qu’on la reprenne. 

Ça faisait presque un an. Fils-de-Roumi espérait bien qu’elle ne l’emmerderait plus avec ses histoires de djinns et ses leçons d’écriture, rien à foutre, bien d’autres choses en tête, le tournoi de handball, la boum de Noël ‑ ah, les Platters… ‑ et puis les copines, les examens, tout ça quoi… 

M’ouais, quand il la verrait, il lui dirait tout net… 

C’est à cet instant qu’elle apparut, encadrée par la porte de la cuisine. La silhouette hiératique, impériale, d’une  Néfertiti, les yeux mi-clos, un regard sans regard, un masque de sphinx, l’indifférence absolue. Curieux, cette sensation d’être transparent. Et le marmot endormi sur son dos ! 

Habi glisse, elle flotte sur ses pointes, le menton relevé la grandit. Ses yeux balaient, dardent, les murs, les gens, les meubles. Défient. L’impératrice déchue a régné sur des milliers d’années de femme, des milliers de pieds nus, des milliers de ciels, sur des rivières de larmes, sur des chagrins infinis… 

Habi, le temps d’une comète, le temps d’un soupir, tu as été cette vestale sublime et puis tes paupières sont retombées devant la lumière, tout est redevenu normal, tellement normal. 

L’ombre silencieuse, discrète, la petite bonne sans histoires… 

— Ah… Habi, tu veux voir, pour la gargoulette… une pause, puis :

— S’il te plaît. 

C’est presque une prière, le ton a changé, ça fait presque mal, ce n’est plus comme avant… mais c’est presque pareil.

Dans deux jours, il n’y paraîtra plus. 

Je l’ai revu, il est revenu.

On dirait qu’il a changé, il est plus fort, plus grave. Il m’a à peine regardée, comme si j’étais malade. C’est peut-être l’odeur des chèvres, il a oublié.

Les vacances c’est beaucoup de travail, il y a plein de monde dans la maison, les femmes qui se racontent n’importe quoi, à tue-tête, d’un bout à l’autre de la maison, les enfants qui se culbutent, se tiraillent et se cachent dans toutes les pièces, les chasseurs qui parlent fort, boivent beaucoup et mangent tout le temps, sur le piano, dans la cuisine, devant la cheminée, c’est comme une fête, ça entre, ça sort, ça crie tout le temps, ça salit, ça bouscule, ça court dans tous les sens… Et tout d’un coup, plus rien, le silence. Ils sont tous repartis.

Fils-de-Roumi aussi. Il ne m’a pas parlé. D’ailleurs je ne lui aurais pas permis, une femme comme moi, mariée et tout, il ne faut pas parler avec un Roumi. C’est vrai que je n’ai plus de mari, mais Le Hadj m’a expliqué…

Il était revenu une autre fois, mais il y avait encore du monde et aussi la fille aux cheveux noirs. Lui, il était  toujours juste arrivé ou prêt à repartir, comme s’il ne pouvait pas rester, un peu, comme avant.

Même qu’elle avait voulu lui donner son talisman, mais c’était trop tard. Elle avait enveloppé la pierre noire avec la strie blanche dans un bout de papier brun et elle l’avait mise sur la chaise près de son lit à lui, quand elle avait fait la chambre.

Pour lui porter chance.

Elle avait même dit à son djinn de bonheur de veiller sur lui parce que, elle, elle n’en avait plus besoin. Le  lendemain elle avait retrouvé la pierre dans le papier brun, sur la chaise.

Il ne l’avait pas prise.

Il ne l’avait même pas vue.

Bonne lecture et suite au prochain article. Votre Toujours MICHEL
   

 

 

   
   
16 juin 2012

Un tas de souvenirs et de photos....

Bonjour chers amis Blogeurs...Il s'est encore passé plus de deux semaines depuis le dernier article. Ais je des excuses? Non pas vraiment,si ce n'est qu'un court passage à l'Hôpital dont je suis bien sorti. Je ne veux pas tout vous dire mais je marche de nouveau normalement et je souhaite que cette gêne ne revienne pas trop vite (Le chirurgien me l'a prédit).
Ensuite...J'ai pris aussi un peu de temps pour ouvrir un compte sur Facebook (à la demande de mes enfants: Papa....ce serait bien si tu étais aussi sur FB pour......). Donc le temps de prendre en main cet inscription sur ce nouveau moyen de communication, de créer un groupe que j'ai intitulé "Marrakchamis" et qui attend tous ceux qui seraient intéressés par une participation active. J'avoue être un peu craintif pour le Blog, car j'aimerais toujours recevoir de votre part, ces anecdotes et ces photos qui viennent le faire vivre....Pensez à moi.
Aujourd'hui je prends place devant mon clavier pour vous rejoindre.
Oui je sais, la dernière fois, les photos ne sont pas passées. Le pourront elles aujourd'hui?  Je vais tout faire pour...Celles de notre couple d'amoureux, amoureux de Marrakech aussi. A leur retour ils m'avaient envoyé ceci. Merci DONA et ERIC.
 
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J'ai fais un copier-coller d'un article de Wikipédia pour vous commenter ces photos.

Aït-ben-Haddou est situé dans la vallée de l’Ounila, au sud de Télouet, fief du Glaoui, vallée qui était un point de passage traditionnel des caravanes reliant Marrakech au sud du Sahara.

C’est un exemple frappant de l'architecture du sud marocain traditionnel, sur le flanc d’une colline au sommet de laquelle se trouvait un grenier collectif. Le village se présente comme un ensemble de bâtiments de terre entourés de murailles, le ksar, qui est un type d'habitat traditionnel présaharien. Les maisons se regroupent à l'intérieur de ses murs défensifs renforcés par des tours d'angle.

Tout autour de ce douar un ensemble de villages se regroupe. Tous ont été attirés par une rivière qui traverse une vallée. Les habitants de ces douars sont pour la plupart des berbères anciennement nomades qui ont ensuite choisi la sédentarité pour des raisons diverses.

Le ksar d'Aït-ben-Haddou est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1987. Surnommé « le Mont-saint-Michel des chleuhs2 » pendant le protectorat français.

Mais ils n'ont pas été les seuls à visiter le Sud marocain. Notre amie CLAUDINE, dont le père était sur la BA 707 dans les années 1960 me fait parvenir "Mon retour aux sources"

 

Mon rêve a été longtemps l'espoir de retourner sur les traces de mon enfance à Marrakech.

J'ai rêvé de nombreuses années avec mes souvenirs, j'ai cassé la tête de mon mari et de mes enfants avec "MON" Maroc.

Et pour mes 60 ans,ce fut mon cadeau! Les enfants avaient écrits sur ma carte :

"TON DEVOIR REEL EST DE SAUVER TON REVE".

C'est le bonheur que j'ai pu réaliser.

C'est la gorge serrée que j'ai pu refouler ce sol le 5 mars 2008 après l'avoir quitté en janvier 1961.

Nous avons fait une semaine de circuit MARRAKECH - OUARZAZATE. Puis 1 semaine stationnés à Marrakech pour redécouvrir la ville.

A travers le Haut Atlas et le franchissement du col TIZIN-TICHKA 2260m, nous sommes arrivés dans un paysage grandiose et désertique, prélude du sud fascinant. 

Puis ce fut la route des milles Kasbas Skoura - Kelaa Mgouna, Boulmane Dades .

Aprés un déjeuner au bord des gorges du Todra (grandioses), nous avons visités la vallée du Dadés , puis retour à Ouarzazate pour le soir.

Le lendemain : visite des Kasbahsde Taourirte et du village de Ait-ben -Haddou.

Puis ce fut sur la route de Zagora : Agdz et la vallée du Draa.  Visite du Ksar Tissergate , Erfoud , Alnif et sa belle palmeraie.

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Excursion en 4x4 sur la piste en direction des dunes de Merzouga pour y attendre le coucher du soleil. Grand moment dans le silence du désert en compagnie d'un "homme bleu" qui assis près de moi, m'apprenait à écrire son nom et moi le mien sur le sable fin en attendant le coucher du soleil.

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Le lendemain départ sur Midelt par Errachidia, avec la traversée du Ziz.

Aprés un bon tajine, nous continuerons sur Beni-Mellal en traversant le Moyen Atlas.

Le 7ème jour direction Kelaa Sraghna une des plus importantes régions agricoles du Maroc . Il y pousse absolument tous les fruits et légumes possibles .

Et le soir Retour à Marrakech pour une petite semaine de redécouverte.

A vrai dire ce 1er contact après tant d'années a été difficile pour moi, car je n'y retrouvais plus "mes marques", la ville avait beaucoup évoluée, des chantiers partout, des avenues immenses.

Je n'ai pas retrouvé toutes ces jolies villas qui faisaient le charme d'une petite ville de province.  La ville s'est étendue englobant les douars aux alentours. Ce qui permet de voir sur la route voitures, mobylettes, ânes, chameaux et troupeaux de moutons. Tout ce petit monde ne respectant pas vraiment les feux tricolores permettent un concert de klaxons des plus folklorique!

Mais très vite dans les souks, sur la place Djemaa el Fna , les odeurs, les épices, les couleurs, l'animation : j'ai fait un bon de 40 ans en arrière. On reprend vite le "mode"de vie cool et la douceur d'y vivre.

Grace à ce premier contact mon mari Philippe comprends mieux mes récits, les lieux etc...

J'y ai retrouvé les lieux incontournables: le jardin Majorelle , la Mamounia etc...

Nous sommes rentrés avec pour moi plein de soleil dans les yeux .... 

M'étant promis de revenir, nous y sommes retournés en mars 2011 uniquement à Marrakech que j'ai arpenté à pieds de long en large pour y faire "mon pélerinage"et y retrouver tous les lieux où j'avais vécu ( écoles, lycée, églises, piscine, Base aérienne etc...) ce que j'ai pu faire avec un bonheur que tu ne peux imaginer.

Voici un résumé de mes retrouvailles avec mon pays de coeur après une si longue rupture.

Claudine, merci de nous avoir fait partager le récit de ton rêve exaucé...Je vais éditer toutes les photos que tu as joint à ton courriel pour que nos amis puissent aussi en profiter....

Si ce récit vous donne des idées, je serais toujours là pour les concrétiser sur NOTRE BLOG....

C'est aussi Gérard AEBISCHER qui m'a un peu poussé à m'inscrire sur Facebook car j'avais reçu ce courriel de sa part et il m'avait intéressé en m'invitant à visiter son profil. Je vous en donne lecture après en avoir retiré quelques lignes qui me sont personnellement adressées.

Bonjour!

Je suis né au Maroc( Mazagan) en 1950, mon frère Jean-Yves est de 1947. 
J'ai vécu à Marrakech jusqu'en 1970, et y suis retourné très souvent, puisque ma mère, elle, y est restée jusqu'en 1981...Mon père était militaire de carrière, au Camp Mangin, ........
 Maman n'a jamais voulu quitter Marrakech...Elle était d'abord institutrice à l'école primaire du Camp Mangin, puis à l'école du Guéliz, puis les Oliviers...ensuite, prof d'histoire géo au Lycée Ibn'Abbad, (ancien Mangin), puis dans divers établissements marocains, où elle a enseigné le français...
Parallèlement, elle a été prof de musique  à Victor Hugo, chef de choeur, déléguée des "Jeunesses Musicales", etc, etc..... 
Si tu veux plus de détails sur mon parcours, je suis sur Facebook, à mon nom...

 .........

Je pense que nos parents devaient se connaître...Nous étions très amis avec une prof d'Hassan2, qui s'appelait Françoise Ballot...  

Moi, j'ai fait mon CP à l'école du Camp Mangin, le reste à l'école des Oliviers, puis 2 ans au Lycée Mangin, et le reste à Victor Hugo...J'ai eu mon Bac en 70, puis, la France... 
Voilà pour les présentations...Notre mémoire fera son chemin...!Amicalement...Gérard.

Un nouvel ancien qui vient rejoindre NOTRE BLOG. je lui souhaite la bienvenue et l'invite, comme tous les nouveaux, à se plonger dans ses cartons à chaussures et à nous faire partager les photos de l'époque qui seraient encore en sa possession. Il m'en a déjà fait parvenir 3. Les voila.

 Ecole_des_Oliviers

L'Ecole des OLIVIERS

Eglise_des_ST_Martyres

L'Eglises des ST Martyres

Lyc_e_victor_Hugo

Le Lycée VICTOR HUGO

Il m'a également fait parvenir trois photos de classe. Vous cliquerez dessus pour les agrandir.

La première est de 1958 à l'école des oliviers, l'institutrice est sa maman, le deuxième en 1954 à l'Ecole du Guéliz (2° rang, 4° à droite), la dernière est une photo de 1962 en 5° au LVH (3° rang, 3° droite)

Ecole_des_Oliviers__Maman_19581954_Maternelle_Ecole_du_Gueliz2_me_rang_4_me___droite1962__5_me_Lyc_e_Victor_Hugo_3_me_rang_3_me___droite

Maintenant je devrais vous offrir les chapitres suivants du Roman de JFK notre casablancais-canadien. Mais des problèmes d'édition (Le village où je vis n'est pas encore complètement équipé en "Haut débit" et cela fait deux fois que je recommence TOUT) me font penser que je vais envoyer cette première partie et mettre les  trois chapitres d'Habiba dans un autre envoi....

Je vous souhaite une bonne fin de semaine. Votre toujours MICHEL

28 mai 2012

Le Sud, un souvenir et HABIBA 9

Mes chers lecteurs, un problème de santé, bénin, va me tenir éloigné, pendant une dizaine de jours, au dire des médecins, de mon clavier d'ordinateur. Je vais donc en ce lundi de Pentecôte, écrire un court article pour que vous ne vous sentiez pas complètement abandonnés.
Quelles nouvelles vous faire partager?
Quelques belles photos de Aït Ben Haddou que notre amie Donatienne m'a fait parvenir après son séjour dans le sud du Maroc . Elles font suite à celles éditées dans le dernier article. Elles sont toujours aussi belles et rappelleront certainement de souvenirs à plusieurs d'entre vous.....
 
Et puis une vingtaine de marrakchi(e)s d'origine ou seulement amoureux de cette ville pour y avoir passé leurs adolescences ou seulement conquis par la beauté des paysages découverts au cours de séjours touristiques et qui nous ont rejoint dans l'amitié qui nous lie se sont retrouvés chez Sylvaine (garantie pure  Marrakchie) dans un joli coin du Sud Ouest pour passer deux jours enchanteurs.
Je ne vous montrerais qu'une photo qui les trouve autour d'une table et qui prouve bien que les rires et les souvenirs étaient, à tous moments, présents.
 
Ce genre de réunion, est à recommander..... Ils entretiennent l'amitié et cimentent les liens qui se tissent entre les lecteurs de Notre Blog.....
 
 
Et pour affirmer un peu plus ce que je viens d'écrire, je demande à Joseline de nous raconter ceci.
Bonjour Michel! En forme?

 Levée tôt, j'ai entrepris un peu de tri dans ma boîte aux lettres et du pps sur le Maroc que tu nous as envoyé, la 3è photo m'a posé réflexion, bien que plusieurs autres ne me soient pas plus inconnues pour y avoir parcouru longtemps ces lieux. 

Cette photo, tirée à une date très antérieure, a été publiée sur ton blog, d'abord avec les photos d'Imini de mamie Paulette, puis avec une autre série d'un de tes proches amis à qui tu as dédié une page d'amitié.

Toutes ces photos d'un autre âge, retiennent toujours notre attention avec attendrissement mais jamais avec regrets, bien au contraire n'est-ce pas? 

J'avais répondu à Bernard, qui ne se souvenait plus très bien de cette borne commémorative, peinte à la chaux après l'Indépendance.

Ce qui est vrai, puisque nous l'avons vue mais j'aurais dû un peu mieux préciser que, bien plus tard, après son accession au trône, à l'annonce de la première visite du Roi Hassan II dans la région de Ouarzazate, cette même borne a été repeinte aux couleurs du drapeau chérifien, en rouge et vert.

Ayant fait une halte à son passage au col du Tichka, le Roi Hassan II a remarqué cette borne et a demandé aux autorités de la région de remettre en l' état les inscriptions qui commémoraient les constructeurs de cette si belle route creusée dans les flancs du massif du Haut Atlas jusqu'à Ouarzazate, et qui illustraient surtout un pan de l'Histoire du Maroc. 

A l'époque, dans sa bienvenue, l'attention du Roi du Maroc si pleine d'exactitude, a fait le tour de la région et à Imini, encore en activité, cet événement dans de telles circonstances, a marqué pour toujours les esprits de chacun. 

A une autre visite quelques années après, sa Majesté Hassan II a pu constater la restauration de la borne, embellie comme on peut la voir sur la photo.  

Je voudrais aussi ajouter que, à chaque visite du Roi Hassan II, nous en avons vu trois avec celle précédente du Roi Feu Mohamed V, nous allions tous, gens d'Imini, avec ou sans caméra ou appareil photo, voir passer le cortège à Amerzgane où les autorités de chaque village avoisinant conviaient la population dans la même ferveur.

Des tapis, aux typiques couleurs orange et brun de la région, recouvraient les murs, le sol et, dans des youyous et applaudissements nourris, le cortège ralentissait laissant entrevoir le roi et sa suite dans de nombreuses belles voitures. L'émotion était grandiose et l'image inoubliable. 

Voilà cher Michel, en revoyant la photo de la borne au col du Tichka dans sa dernière parure, je me suis un peu laissée aller dans mes pensées...  

Amitiés. JOSELINE

 

Merci chère Joseline pour ce récit qui nous transporte à une époque bénie, où nous étions jeunes et heureux de vivre dans un si beau Pays.

Vous, qui êtes en train de me lire, je suis certain que vous avez aussi des anecdotes semblables à nous faire partager. Alors n'hésitez pas, envoyez les moi par courriels et je me ferais un devoir et un plaisir de les éditer pour en faire profiter tous nos amis....

Mais il est temps de vous donnez lecture des trois chapitres suivant de l'histoire de notre jeune princesse berbère.... Voici HABIBA.

 

 
 
 

metropolis*

 

 

*Cité fictive que l’auteur emprunte à Fritz Lang. Conçue de façon à ce que deux peuples puissent  l’habiter tout en s’ignorant mutuellement. Les maîtres vivent en haut dans de somptueux jardins éternels. Les femmes sont belles comme des orchidées. Sous le sol vivent les esclaves, hommes-outils, machinesfourmis, qui font fonctionner le tout sans jamais voir la lumière. Bien sûr, aucun rapport avec cette histoire.

Fils-de-Roumi est assis sur les marches du grand escalier.

À peine réveillé. Pieds nus, torse nu, les cheveux en broussaille, il brosse avec application le setter irlandais tétanisé par l’agression voluptueuse du crin.

Habi, un peu plus loin, balaie les dalles du patio à petits coups soignés, prudents, qui ne soulèvent pas la poussière. Elle se retourne.

— Tu y vas quand ?

— Je vais où quand ?

— À la ville !

Elle disait la médina.

— Lundi.

— C’est loin ?

— Dans cinq jours.

— Non, je te demande si c’est loin, la ville !

— Quarante-trois kilomètres.

— C’est comment quarante-trois kilomètres ?

— C’est loin !

— Comment est-ce qu’on sait où c’est ?

— Il y a une route qui y va. C’est là.

— Est-ce qu’il faut être Roumi pour aller en ville ?

— Mais non ! N’importe qui peut aller en ville.

— Mais…

En fait, ce qu’elle veut savoir c’est si la ville c’est du côté du soleil qui se lève, c’est combien de jours pour le voyage, si on peut emporter des galettes et de l’huile, s’il y a une rivière à traverser, où est-ce qu’on dormira, et pour les chèvres… est-ce qu’on amène les chèvres ?

Mais elle n’ose qu’une question :

— C’est comment ?

Il pose la brosse. Le grand chien roux reprend vie, s’ébroue et retourne s’allonger à l’ombre.

Comment expliquer la ville quand lui-même n’en connaît vraiment que le couloir étroit entre la gare et la pension,  qu’il ne voit que les arbres qui fuient le long des fenêtres du train et se changent en pylônes échevelés, que les tentes et les nouallas qui se transforment insensiblement en petits cubes blancs au toit plat, gagnent en volume, en hauteur, s’assemblent en un tunnel de fenêtres et de cours arrières encombrées de détritus, de cadavres d’autos et d’aboiements de chiens en laisse.

Et puis c’est la gare à l’autre bout, un monde lugubre et froid où personne ne connaît personne, où tout le monde se bouscule et où on ne fait que passer, d’où on ne peut que partir.

Alors, il décide de lui inventer une ville, une ville construite  sur des rêves, des jalousies de potache, des  vantardises d’ externes , ces enfoirés qui jouent au foot dans la rue, qui vont à la plage le dimanche, qui vont au ciné n’importe quand, qui racontent des histoires de filles, qui ont une maison le soir, et une maman dans la maison.

— D’abord il y a les quartiers avec de grandes maisons blanches, des murs très hauts tout autour et de grandes portes de bois avec des clous…

 

— Les portes sont ouvertes ou fermées ?  

— Fermées.

— Ah…

— Et derrière les portes il y a des jardins avec des roses et une fontaine et un jet d’eau et des zelliges partout et des colonnes. Et aussi du jasmin.

— Il y a une fontaine dans les maisons ?

— Mais oui !

— Alors les gens boivent l’eau de  leur  fontaine ?

— Bien sûr ! Mais il y a aussi des fontaines au coin des rues, pour les pauvres qui n’ont pas de maison avec une fontaine dedans.

 

— Il y a aussi des pauvres dans la ville ?

Des pauvres ! Tout un pan de mur du merveilleux château menace de s’effondrer sur la princesse. Il se promet de changer les pauvres gens en gens heureux dès que possible.

— Tu sais, tout le monde ne peut pas avoir une grande maison avec une fontaine. Alors les enfants et les femmes viennent avec leur seau mais ils n’ont pas loin à marcher parce qu’il y a des fontaines partout. Il y a aussi plein de serviteurs  qui habitent dans la maison des maîtres et eux ils n’ont pas besoin d’aller chercher l’eau dans la rue.

— Les servantes habitent avec les maîtres ?!

— Il y en a que oui et il y en a que non. Dans ces maisons il y a beaucoup de pièces tout autour du patio, les femmes ont chacune une chambre à elle et il y a toujours une pièce pour les servantes. Et puis il y a une grande salle où  elles se réunissent le matin et elles font des tas de choses à manger comme si c’était fête tous les jours, des  couscous, des tajines, des gâteaux au miel. Et quand les enfants reviennent de l’école…

— Oui, oui, raconte-moi l’école !

— L’école…

Il s’extirpe avec peine de la chair de pigeon dans la pâte feuilletée, des lignes de cannelle et des dégoulinures de miel… Bon, c’est comment, une école de bonheur… 

Pour Habiba, sa vision de l’école c’est une dizaine de fillettes accroupies sur le sol qui ânonnent les paroles  sacrées en une mélopée interminable, un babillage de petites cailles qui s’évade par les fenêtres et parfume toute la ruelle.

Un jour, en revenant du marché elle avait pleuré à les entendre rire. Elle ne comprenait pas ce qui avait fait d’elle quelqu’un de différent. Depuis, elle faisait toujours un détour par la rue de la poste pour effacer l’école de sa mémoire.

En réalité ce n’était pas tant l’école qu’elle voulait effacer que l’image des trois fofolles sautillantes, les filles du métayer qui traversaient les champs tous les matins, à la queue leu leu sur le sentier des lapins, la main dans la  main dès que le chemin s’élargissait, leurs pieds nus soulevant la poussière, mille petits pas jusqu’à la maison bleue du fquih , l’écrivain public, un vénérable barbu qui était muezzin à l’heure de la prière, instituteur à l’heure des enfants et sage à l’heure des vieux. Une sorte de chamane à tout faire.

On disait de lui qu’il savait tout de la vie de Mahomet, des saisons et des criquets, de l’humeur des femmes et des brebis en chaleur. Il aurait pu réciter les sourates du Coran en arabe du nord et en berbère des montagnes, il connaissait le nom des enfants et des parents et celui des parents des parents et de tous les autres enfants des autres parents. Il savait quand la pluie, quand l’herbe nouvelle, quand les cigognes. Il savait aussi quand la mort, il savait quand la femme grosse et il savait que ce serait une autre fille.

 

L’après-midi, il s’asseyait sur sa caisse de bois, au soleil, près de la porte, le dos bien raide contre le mur d’adobe, les deux mains appuyées sur la boule de la canne coincée entre ses pieds. On aurait dit une mante religieuse. Alors on allait le voir avec un petit cadeau, un bouquet de menthe, un pain de sucre, parfois même un poulet, on  s’accroupissait à ses pieds et on lui demandait ce qu’il fallait faire, ce qu’il croyait que demain  apporterait…si la chance, si la mort, si l’amour… et l’argent, oui, et l’argent ?

Et le vieux, invariablement, la tête un peu penchée du côté du coeur, écoutait, se grattait, réfléchissait. Il lui arrivait de réfléchir si longtemps que le soleil avait le temps de déplacer les ombres.

 

Et puis, invariablement, comme s’il émergeait d’un long rêve, il levait des yeux vitreux sur son interlocuteur, lui caressait la tête si c’était une femme, lui tapotait l’épaule si c’était un homme et, invariablement, statuait :

 

— Tu es une bonne créature, va et que Dieu ait pitié de toi.

 

Et on était rassuré. On repartait le coeur léger et la conscience tranquille.

 

Habiba, finalement, ce n’était pas tant l’école qui lui manquait que de sentir la main de cet homme sur son front, que d’être cette petite fille aux yeux baissés qu’elle avait aperçue un soir, baisant la main de l’homme et se jetant dans les bras de sa mère à la sortie de la classe.

 

Ce n’était pas tant d’être trop pauvre, ou trop loin, ou trop petite… ou tout à la fois : c’est que l’école n’était pas pour elle, et elle ne savait pas ce qu’elle avait fait pour cela.

 

Alors Fils-de-Roumi lui expliqua que l’école de la ville c’était une grande usine grise où les garçons et les filles étaient habillés tout pareil, avec des chemises blanches, des pantalons ou des robes bleu foncé et des chaussures vernies qu’il fallait astiquer dès qu’apparaissait un grain de poussière ou une tache de boue. Que les cours étaient fastidieux, les professeurs des maniaques cruels, que la discipline était sévère et la plupart des enfants séparés de leur famille pendant des semaines, des mois, pour devenir des enfants savants, vernis, fastidieux, disciplinés, maniaques et cruels.

 

Et il se crut.

— C’est comment, des chaussures vernies ?

— Si tu m’interromps tout le temps je ne peux pas te raconter la ville.

Elle se tut. Mais les chaussures vernies… elle en oubliait l’école, la ville.

— Le plus chouette, en ville, c’est les vitrines des magasins, plein de vitrines où on peut voir des habits, des livres, des jouets.Même des autos. Il y a de tout dans ces vitrines, des fruits, des légumes, des bijoux, des tissus, tout…

— C’est quoi des vitrines ?

— Oh… c’est comme une maison avec des murs en verre.

— Ils mettent des légumes dans des maisons en verre ?

— Oui ! Tu m’écoutes ?

— Oui, oui !

— Et les rues… Les rues sont larges, droites, avec des palmiers de chaque côté pour faire de l’ombre sur les trottoirs. Et il y a des parcs avec des fleurs, c’est beau, c’est propre. Pas d’ordures, pas de terre, pas de boue ni de poussière…

— Comment ils font pousser le foin et l’avoine, s’il n’y a pas de terre ?

— Pas de foin, pas d’avoine dans les villes !

— Alors les chèvres, elles mangent quoi ?

— Pas de chèvres dans les villes !

Ça alors ! Pas de foin, pas d’avoine ? Pas de chèvres ? Mais comment ils font ?

— Et le soir on allume les lumières dans les vitrines.

— Dans les maisons en verre ?

— Oui, il y a des lumières de toutes les couleurs qui dansent, des jaunes, des rouges, des lumières qui dessinent des images, des lumières qui écrivent des mots, qui…

Il l’avait perdue, elle était restée bouche bée devant une vitrine de lumière, une vitrine pleine de tissus multicolores, de châles, de voiles et de fichus…

— On peut rentrer dans les maisons en verre ?

Et, comme chaque fois qu’il racontait, elle fermait les yeux… elle dessinait des images derrière ses paupières, elle transformait le monde fantastique qu’il improvisait en un monde sien, compréhensible, à sa mesure.

— Et puis il y a aussi des gratte-ciels, c’est comme des tas de petites maisons empilées…

Mais c’était trop en une seule fois, le charme était rompu, les images toutes mélangées.

Elle s’était recroquevillée tout au fond de sa coquille :

— La ville que tu me racontes ce n’est pas la ville du Hadj.

Ce n’est pas comme ça, dans ses histoires.

— Mais Habi… c’est la ville où je vis, je n’en connais pas d’autre. Tu verras…

Trop tard… Sa ville à lui ne serait jamais sa ville à elle.

 
  

h-a-b-i

 

 

 

— Si tu veux, je t’apprendrai à écrire.

L’idée lui en était venue comme ça, le goût de partager sa science comme il l’eut fait d’une galette ou d’une poignée de dattes. Elle n’en réagit pas moins rudement, offusquée.

— Si Dieu avait voulu que je sache écrire, je saurais écrire !

— Ça n’a rien à voir avec Dieu, il a d’autres soucis… Je te parle juste d’écrire.

— Les filles n’ont pas besoin d’écrire.

— C’est faux ! Tout le monde devrait pouvoir lire et écrire.

S’il y a des filles qui ne savent pas, c’est parce qu’elles ne veulent pas, c’est tout !

— Ah oui ? Et si j’allais à l’école, qui garderait les chèvres ? Et qui chercherait de l’eau ? Et qui ferait le ménage dans la maison de monsieur ?

— Ah ! Ce n’est donc ni Le Hadj ni Dieu qui t’empêchent d’écrire, ce sont tes chèvres et ton balai ! Tu trouves logique que tes chèvres t’empêchent de lire ? Est-ce que ton balai t’empêche de chanter ?

— Oh, tu m’embrouilles ! Tu parles, tu parles, mais en vérité tu ignores tout de nos lois, du Coran !

— Ah, tu crois ?

— Et tu ne sais rien de moi, de nous, tu ne sais rien des gens d’ici, tu ne sais rien de mon pays !

— Mais Habi, c’est aussi mon pays !

— Et moi je te dis que mon pays n’est pas ton pays !

Et elle s’enfuit, furieuse de sa propre colère, atterrée par le doute monstrueux, par le fossé qu’elle creuse… Elle serre les poings, elle veut tant convaincre mais elle voudrait tant qu’il ait raison ! Tout au fond d’elle tinte la petite clochette du djinn : savoir, être sûre, se tromper, avoir tort, dire oui, apprendre quand même, écrire, lire avec lui…

Quelle désespérance !

Le lendemain, elle avait sa tête des mauvais jours.

— Salut Habi !…

— Je n’ai pas le temps de bavarder, là. Il faut que je pousse les chèvres jusqu’à la rivière.

— Tu es fâchée ?

— Qui dit que je suis fâchée ?

— Habi… écoute ! C’est pour toi ! Si tu veux, si tu veux vraiment, moi je peux t’apprendre à écrire.

Elle s’arrête, jette un coup d’oeil de côté, encore une petite résistance, un doute, puis, avec le bec haut et l’arrogance de la perdrix acculée par le furet :

— Si je veux ?

Si Dieu le veut , tu veux dire…

— D’accord. Si Dieu le veut… moi je peux.

— Bon, on verra !

Elle repousse son foulard sur le cou et siffle les chèvres mais il n’abandonne pas :

— Attends-moi, hé, la rivière ne va pas s’envoler !

— Quoi encore ?

— Attends, regarde, je vais te montrer.

— Tu veux me montrer à écrire, là, maintenant ?

— Oui, oui… Regarde, on va écrire ton nom.

Elle s’accroupit près de lui.

— Dessine une échelle, là, parterre.

— Comment, une échelle ?

— Une échelle, quoi, comme celle de la noualla.

Elle s’exécute, deux verticales tracées dans la poudre de terre d’un doigt malhabile puis trois, quatre barres transversales qui devraient bien permettre d’escalader une hutte…

— Bon, maintenant tu effaces tous les barreaux sauf un.

Elle efface.

— C’est ça. Tu viens d’écrire H 

— C’est quoi H ?

— C’est le commencement d’un mot. Il y a beaucoup de mots qui commencent par H. Il y a Homme, il y a Haricot, Hibou, Hérisson, plein de mots.

— Hamour ?

Elle a des yeux incroyables, cette fille.

— Non, amour, ça commence autrement.

— Ah !

— On continue ? Bon. Là, tu dessines une noualla. Une noualla avec une porte.

Le triangle isocèle naît sous son doigt, il penche un peu, un petit coup de vent et pouf la hutte serait sur le cul, mais la porte vient d’en faire une sorte de A

— Voilà, tu as écrit un A.

— Ah ?

— Oui, A, on continue… Là je vais t’aider, tu vois, là, les deux ronds attachés à une barre, on va dire que c’est deux lèvres, comme une bouche. C’est un B, une belle bouche, non ?

— On ne peut pas dessiner les bouches, ni les têtes, ni les gens, tu n’as pas le droit…

— Habi ! c’est juste comme une bouche, c’est pas une vraie bouche, c’est personne… On continue ?

— Oui, mais c’est pas une bouche…

— D’accord, c’est un pas-une-bouche , c’est un B quoi !

Allez, encore un dessin : tu fais un piquet… bien ! Tu vois ?

— Je vois quoi ?

— Je t’explique : échelle, hutte, pas-une-bouche, piquet.

— Oui ?

— Mais c’est ça, Habi ! C’est ton nom, tu as écrit ton nom, regarde ! H–A–B–I

Sous ses yeux incrédules, le sable inerte s’est transformé soudainement en quelque chose de magique, de vivant.

— Mon nom ? c’est mon nom !

Les hiéroglyphes sans queue ni tête, échelle-hutte-pasune-bouche-piquet, se sont changés en Elle, en HABI !

La main sur la bouche, stupéfaction, un hoquet, un point qui fait mal, là, qui étouffe, ce sanglot, ma foi elle pleure !

Moi, Habiba, je viens de naître, témoins les arbres, les oiseaux… Il y a quelque chose de sacrilège, là, sur le sable. H-A-B-I, c’est gravé là sur ce petit bout de terre qui est Moi, qui sera piétiné par le troupeau, effacé par le vent. Je vais l’enchâsser dans la pierre, l’imprimer dans le ciel, le graver dans mon coeur. J’ai écrit mon nom… je pourrai écrire le temps qui passe, écrire la chanson qui vit dans ma tête, écrire le ciel dans ses yeux à lui…

Alors elle se relève, fébrile tout à coup, trépigne, presque hystérique :

— Encore, encore… montre-moi un autre mot !

L’enthousiasme de Habiba l’effraye et l’enchante à la fois. Il a voulu jouer à écrire, jouer à enseigner et Dieu sait ce qu’elle a compris. Il a vu sa surprise, puis sa joie. Il découvre une autre, une personne, une presque femme. Lui qui ne la regardait pas, qui ne la voyait pas, il l’examine, la dissèque, un peu gêné par son regard à elle, un regard qui fouille, qui veut comprendre, qui veut convaincre, un regard qui veut prendre…

Tu l’as bien cherché, mon beau Pygmalion… La chrysalide a explosé mais Pygmalion n’épousera jamais le papillon car il est aveugle et sourd et parce qu’il ne parle pas des  mêmes choses et qu’il n’est pas d’ici, même s’il est d’ici…

— Allez, allez, montre-moi un autre mot, s’il te plait. Moi

je t’apprendrai les alouettes, les courlis et le lièvre…

— On essaie M-A-I-S-O-N ?

— Maison, oui, oui, maison !

montagne, hutte, piquet, serpent…

— Allez, vas-y, écris !

je t'apprendrai les oiseaux

Il a apporté un petit carnet à couverture bleue avec un ressort en métal qui relie les pages sur le côté et tient emprisonnées plein de petites languettes de papier déchiré, le talon des pages disparues.

Les quelques feuilles qui restent sont quadrillées, il explique, pour qu’on puisse bien aligner les lettres. Sur la couverture écornée, une étiquette blanche avec un liseré rouge et les coins coupés. Quelque chose d’écrit a été  effacé, un grattage malhabile a creusé le papier. Le bleu de la couverture apparaît en deux taches au fond du trou. Et puis là, par-dessus  les ratures et le frottis, il y a une nouvelle inscription.

En une seconde, elle reconnaît : échelle-hutte-pas-une-bouche-piquet. H-A-B-I… Facile !

Enfilé dans la spirale de métal il y a un tout petit bout de crayon à gomme, un crayon qui a dû être jaune mais dont le vernis, usé, mâchouillé, a presque disparu, laissant apparaître une âme en bois grossièrement taillée du côté qui enserre la mine. La gomme, à l’autre bout, du moins le petit millimètre rose qui en reste, est logée dans une bague de cuivre qui a dû servir de cric, de cure-dents, de baguette de tambour, va savoir, et qui en a gardé bien des cicatrices.

Depuis la première leçon d’écriture, surtout depuis le carnet bleu, Habiba vit sur un nuage rose. Chaque après-midi, à la halte des chèvres sous les eucalyptus, on s’échange un nouveau mot contre un exposé de sciences naturelles, un morceau de vraie vie qu’elle dit.

Elle, elle sait comment faire sortir les scorpions jaunes de leur trou en demi-lune et, d’un geste preste, les attraper par la queue pour les jeter aux poules. Tout le monde sait que les poules raffolent d’une becquée de scorpion qui gigote.

On sait moins si les poules sont mithridatisées contre le venin de scorpion mais le mot M‑U‑L‑E a été payé par l’exercice et c’est ce qui importe.

Par contre, pour la bonne façon de manger les figues bien mûres, il a d’abord fallu traverser C-A-S-C-A-D-E pour atteindre le figuier.

— Tu vas voir c’est comme un nuage de parfum sucré…

Il allait l’engloutir :

— Non, non ! Tu pourrais t’étouffer et en mourir !

Regarde. Il faut cueillir la figue par le pédoncule, elle avait dit par le petit-bout-de-la-queue avec un sourire malicieux, puis tu la retournes, tu lui regarde le trou du dessous – même sourire – tu fends le côté avec l’ongle et tu l’ouvres. Il faut toujours l’ouvrir par le cul pour déloger la guêpe qui s’y cache pour en sucer le suc. Si tu l’avalais tu mourrais étouffé.

Cela dit, elle s’était plaqué la moitié de figue sur la bouche et en aspirait l’intérieur comme s’il s’agissait d’une huître mais les huîtres, on le sait aussi, c’est comme la mer, ça n’existe pas.

Maintenant, elle veut A-M-O-U-R.

En échange, elle est prête à lui confier tout ce qu’elle sait sur le lièvre. C’est long, complexe mais un lièvre ce n’est pas n’importe quoi et l’amour non plus.

D’abord il faut ouvrir tout grand les yeux – Elle mime les grands yeux ; idem écarquille-t-il les siens, tout rond – car le sentier du lièvre est quasiment invisible.

Il faut savoir regarder.

Si tu observes attentivement tu verras comme une dépression dans la terre sèche, un creux où la brindille est plus rare, où les rameaux forment un semblant de tunnel. Alors tu te mets à genoux et dans l’ombre du buisson tu verras une douzaine de petites billes, des pois chiches de crotte en herbe oubliés là où le lièvre s’est reposé.

Si le lièvre t’a repéré, tap-tap, il tambourine une alarme discrète qui provoque à la fois la fuite de l’autre, terré à deux buissons de là et… ta distraction. Car malgré son tap-tap il est toujours là, lui, immobile, près des petits  ancrés au sol, les oreilles plaquées sur le dos. Il faudrait un chien très obstiné pour les lever.

Quant au lièvre qui fait le lièvre, il a explosé du buisson, dessiné un arc dans la lumière, rebondi de l’autre côté, bien visible, un immense saut, puis un autre, sept en tout puis vlan à droite, sept sauts et vlan à gauche… Tu l’as perdu de vue et il y a longtemps que tout le monde est à l’abri.

Mais si tu écoutes les conseils d’Habi tu sauras où il niche et quel est son sentier préféré car, s’il est vif comme l’éclair, le lièvre est aussi con qu’une mule.

Tu jettes une pierre en bas, dans l’acacia aux longues épines qui lui sert de résidence d’été, tu pirouettes vers le quatrième buisson, tu attends une seconde, deux… et le voilà qui arrive, d’un bond souple, discret, sans  froissement de broussaille, les oreilles en alerte, il s’évanouit, réapparaît au prochain carrefour, sans se douter que tu as cerné son chemin de ronde.

 

Mais attention ! Si un vrai chasseur t’accompagne, tu ne dis rien, tu passes le long de l’acacia sans un geste, sans un mot. Et rien ne bouge, et tout est en ordre. Et quand tu as besoin d’un lièvre tu mets un collet entre les deux buissons.

Aussi con qu’une mule, c’est Habi qui te le dit…

Tandis qu’elle explique à mi-voix, il voit le lièvre sauter, courir, virer, il l’imagine piégé, rebelle, vaincu. Les mains d’Habi s’en saisissent, caressent, égorgent, dépiautent. Bien sûr il n’y a pas de lièvre, il fait trop chaud, mais Diane exulte, c’était une belle chasse et il a tout compris.

On a fait A-M-O-U-R.

Elle a trouvé M-A-R-I trop facile.

P-A-R-T-I-R lui a fait de la peine.

Alors il a proposé T-A-J-I-N-E.

— C’est non !

D’accord, tajine, ça sent la cuisine mijotée et les femmes ont cette curieuse habitude d’associer mijotage et  récuragelessivage-savonnage-blanchissage alors que les paramètres copines-rigolo-baladi sont bien plus séduisants.

— Non, non et non ! Tajine, ça ne s’écrit pas, ça se mange.

C’est une poule, du beurre, des olives et du citron, pas une écriture ! Un T‑A‑J‑I‑N‑E tracé sur le sable n’apaisera jamais ta faim !

L’argument est inattaquable.

Elle reprend son élan :

— Femme, montre-moi FEMME !

Ils ont échangé F-E-M-M-E contre les gambusias mais l’exercice a exigé d’intenses négociations, et le mot est faible. En effet, si Habiba acceptait l’idée - avec certaines restrictions - que la feMMe possédât deux  M‑montagne, elle avait de sérieuses réserves sur les deux E. Deux oeufs ? Des O-oeil ou mieux, des B‑bouche lui paraissaient plus appropriés.

Bref, elle aurait préféré de beaucoup que l’on épelât femme B‑M‑M‑B (des bouche-montagne-montagne-bouche) ou, mieux encore, des O‑M‑M‑O (oeil-montagne-montagneoeil).

Comme on le voit Habiba possédait aussi le don de déstabiliser l’adversaire avec des petits riens, du style tsunami dans la mare tranquille de l’orthographe élémentaire.

Finalement, vaincue par l’intransigeance intellectuelle de son mentor, elle accepta de négocier l’anatomie de la F‑E‑M‑M‑E contre l’histoire des gambusias qui sonnent le miracle du printemps.

« C’est la pluie de mars qui sème dix fois mille gambusias dans l’oued et c’est le soleil qui les fait disparaître dès que les dernières larmes de ciel ont disparu et que le lit asséché est sillonné de crevasses. « Et soudain la pluie de septembre roule les pierres, redessine des méandres, sculpte des bouées d’écume, lave les rochers et reverdit les lichens.

« Dans l’eau calmée, rhabillée de cristal, il y a de nouveau dix fois mille minuscules poissons avec de gros yeux ronds, pas surpris du tout de te voir là, sur la berge. Ce sont les gambusias, de féroces dévoreurs d’anophèles.

« Alors tu t’assieds sur le bord et tu laisses pendre tes jambes dans le courant : ils viennent par deux, par six, par  vingt te chatouiller les pieds, te bécoter les mollets puis retournent traquer les larves qui ont bien meilleur goût.»

Voilà donc l’histoire pour laquelle Fils-de-Roumi a failli un jour transformer les F‑E‑M‑M‑E en O‑M‑M‑O dans tous les dictionnaires du monde, juste pour les beaux yeux d’une princesse berbère.

Le petit bout de crayon jaune et le carnet bleu à reliure spirale faisaient évidemment partie de chaque exercice. Cet outil à écrire, bien plus que l’exercice lui même, la comblait de bonheur. Elle apprenait, certes, mais elle était surtout devenue une véritable écolière grâce aux insignes de la profession : le crayon et le papier. Ce cadeau de rien du tout était un trait de génie diabolique, mais le génie comme le diable n’en savaient rien.

Bien sûr, le précieux carnet et son crayon rejoignirent la pierre noire, le miroir encadré de cuir rouge et les  pièces en argent dans le coffret magique.

-=o0o=-

Voila, je peux m'absenter tranquille.

Sachez que depuis le début de ce blog, j'ai posté 440 articles qui ont généré 7543 commentaires. le blog a reçu 94424 visites qui ont lu 302448 pages. Le 26 mai dernier 240 pages ont été consultées. Alors je réitère juste mon souhait de la dernière fois....pensez à laisser un trace de votre passage sur le blog. Vous savez que c'est ce qui m'encourage à continuer...et j'ai encore tellement de choses à vous dire....

Mais maintenant ce que j'ai à vous dire c'est de passer une bonne semaine et de vous garder en bonne santé. Votre toujours MICHEL

17 mai 2012

Marrakech et le Sud et HABIBA 8

Bonjour ami(e)s lecteurs..En ce jour d'Ascension, c'est aussi, en Allemagne, jour de "Fête des pères". Le temps est instable, le ciel passe rapidement d'un "grand bleu" à "gris perle". Il faut avoir en permanence une petite laine à portée de main, car dès que Phébus est caché, un vent frais nous fait frissonner.

Mais ça c'est chez moi, en Rhénanie Palatinat... D'autres, comme je vous l'avais dit il y a une quinzaine de jours, rentrent de Marrakech et du Sud marocain.

Avant d'aller plus loin dans l'édition des photos ramenées, je vais digresser  " Pour nous qui avons vécus à Marrakech ou dans le sud du Maroc, il est normal que nous ayons envie de retrouver nos racines. Nous nous réjouissons toujours des photos rapportées par l'une ou par l'autre et nous faisons des projets pour pouvoir y retourner. Mais le couple à qui je dois ces photos et que je remercie chaleureusement ici, n'est pas Marrakchis. Ils ont découvert Notre Belle Ville parce qu'elle a été amené à lire Notre Blog....Elle y est allée une première fois et maintenant, sous le charme, elle multiplie les retours vers Marrakech. La preuve qu'on peut devenir marrakchis à tous âges".

J'apprends à l'instant que notre ancien président s'y trouve avec sa famille....Tiens il a oublié de m'emmener!!!!!

Voila donc les photos promises....J'ai intentionnellement zappé la photo de la piscine de leur hôtel.. C'est un hötel... C'est la piscine....C'est pas vraiment MARRAKECH

Tout d'abord "L'avenue Mohamed VI", belle artère, fleurie? qui semble bien entretenue et qui n'existait pas dans notre adolescence.

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Une photo traditionnelle, mais qui nous fait toujours quelque chose. Surtout quand je vois le prix d'un bougainvillers en pot dans une jardinerie européenne.

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Lors de la promenade dans les souks, Yassine, "le Marchand de Tapis" a proposé d'échanger Madame contre 30 dromadaires. Vous surprendrais je en vous disant que Monsieur  a refusé...

En fait il n'y avait pas assez de place dans l'avion du retour (LOL)

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Puis nos amis se sont rendus dans le sud, vers Ouarzazate....En chemin ils ont fait ces découvertes.

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Village sur les contreforts de l'Atlas qui se confond avec la terre.

Mais ils y ont aussi trouvé :

Des coquelicots sur les bords de l'Oued AMESKAR

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Un peu plus loin, des Iris sauvage

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Et l'eternel compagnon de nos jeux "au bled"

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Encore merci à voux deux "marrakchis d'adoption". Si vous me faite parvenir d'autres photos souvenirs, je les éditerais dans le prochain article.

Et la route du Tichka... Elle continue à faire remonter des souvenirs. C'est notre gentille mamie PAULETTE qui m'a fait parvenir ce courriel.

 Que de souvenirs avec cette route du Tichka pour la 1ère fois en Mars 46 avec mon mari mon fils de 1 mois et la nuit .

En arrivant à Imini  j’ai dit au chauffeur  (Durand) je ne vais pas plus loin je repars avec vous. Il m’a expliqué qu’il n’y avait plus qu’une dizaine de kms  et je n’avais pas vraiment le choix.

La photo date de 1980 sur la route du Tichka  retour en voyage avec les amis de Gironde. Meknès Marrakech Boutazoulte  Ouarzazate Taroudant Agadir Tiznit.
 
Sans titre
Voyage en voiture depuis Mantes mi novembre  mi décembre et il faisait très beau.  Je vous embrasse   Mamie Paulette.
 
Merci à vous mamie Paulette, de nous être toujours fidèle.. Je vous espère encore longtemps parmi nous avec des anecdotes à nous faire partager.
 
Comme je n'ai personnellement pas grand chose à vous narrer sur marrakech , je vais me contenter de vous offrir une fleur de mon jardin...Une magnifique Clématite...
 
clematite
 
Je ne vais,bien sûr, pas oublier de féliciter Notre Jean Marc, heureux nouveau grand père, pour l'arrivée dans sa vie de la petite Sarah....N'oublie pas l'ami de lui raconter des histoires de notre pays... Pour que la tradition se perpétue....
Et puis comme lui, faites une chose qui me remplira de plaisir. Je vais maintenant faire un "Copier-coller" des deux chapitres suivants d' HABIBA... Elle va continuer à découvrir le monde sous la plume de Jean Frédéric. Ce que je voudrais c'est que TOUS CEUX qui viendont lire la suite du roman laisse une trace de leur passage sur le Blog. J'aimerais pouvoir dire à JFK combien Habiba nous plait. Alors... Juste un mot en cliquant sur "commentaire" à la fin de cet article. Merci d'avance.....
Bonne lecture.
 

sacré scarabée

C’est un vendredi tranquille.

On entend les clochettes des chèvres de l’autre côté du talus. Grand-mère Amina est assise sur la souche, le menton posé sur la houlette. Elle est penchée en avant comme pour surveiller la rue de son moucharabieh, mais il n’y a ni rue ni moucharabieh.

Dans la côte qui mène à la prairie, au coin du sentier des garennes, Fils-de-Roumi, accroupi, short de toile beige et chemisette blanche, observe quelque chose qui bouge entre ses pieds nus.

Un scarabée taillé comme un petit rhinocéros se bat contre une boule deux fois plus grosse que lui.

Le scarabée pousse sa boule de merde sur la route que d’autres scarabées ont creusée de leurs milliers de pattes en poussant des milliers de boules de merde pendant des milliers de siècles. En fait, d’après Carl von  Linné, un célèbre naturaliste du XVIIIème (le siècle, voyons, pas l’arrondissement !) les bousiers existent depuis qu’on a inventé la merde.

Le bousier, donc, pousse- han -tire sa sculpture sphérique comme un poivrot traînerait son copain saoul. Son île au trésor, sa caverne d’Ali Baba, c’est le piquet où est attachée la mule parce que le crottin – on l’aura deviné – se trouve généralement à l’arrière des mules. De cette sorte de crottin qui fera des cocons parfaitement ronds parfaitement tièdes et parfaitement confortables pour les bébés-bousiers.

Il faut savoir (re.: Carl von Linné) que le bousier ne mange pas le précieux crottin,  beurk, mais il se roule un  nouveau berceau pour bébé-bousier après chaque copulation. Une pouponnière bio dont les bébés-bousiers pourront se délecter en grandissant, miam, miam.

 

Ceci dit, c’est toute une balade pour un berceau… une marche forcée de cinquante kilomètres-homme avec une boule de trois mètres par deux cent kilos qui ne demande qu’à repartir dans l’autre sens. N’importe quel autre sens.

Le scarabée se déplace à reculons (ou de gauche à droite, en biais ou vers l’avant, ça dépend) la tête en bas, la corne au sol et les fesses à l’air, les pattes postérieures plantées sur le haut de la sphère qu’il manipule comme une tricoteuse qui rembobine sa laine.

Parfois ils sont deux, cul à cul sur la même pelote, tirant à qui mieux mieux, chacun de son côté, comme deux chiffonniers tombés sur une vieille couette.

Il leur arrive même de tirer dans la même direction, d’où l’illusion qu’ils peuvent parfois s’associer dans l’entreprise, mais non, c’est tout simplement un bousier qui essaie de voler la boule de l’autre bousier.

Très humain le bousier, finalement !

Et ça butte, ça contourne, ça trébuche, ça cul par-dessus tête et tout le paquet, boule, pattes, cornes se retrouve un peu plus loin, un peu plus bas. C’est tout bon si c’est la bonne destination mais non, voila qu’ils décident de remonter la pente…

A quoi ça pense, un scarabée sacré ?

Vue de tout en haut, je crois que l’humanité ressemble pas mal à ces Sisyphe tire-merde qui tournent en rond, creusent un trou,  puis un autre, puis un autre, chaque matin et suivent les yeux fermés le premier connard qui prétend leur montrer le chemin.

En quittant l’arène des bousiers Fils-de-Roumi a repéré le gros tas de chiffons sur la souche. Un instant il a cru à une farce mais non, le tas de chiffons respire, il bouge et renifle.

— Habi, hô-ô !

Le tas se retourne.

— Oh, merde… C’est la vieille !

Il aurait dû s’en souvenir. Le vendredi c’est le jour du curé, et le jour du curé c’est aussi le jour du souk.

Le Hadj, Lalla Zouina et Habi vont passer toute la journée au marché. C’est la grand-mère des montagnes qui garde le troupeau, faut bien qu’elle serve à quelque chose. Quant au curé, puisqu’on en parle, c’est son jour gras. En effet chaque vendredi, le  respectable prêtre visite ses ouailles pour un brin de conversation et, immanquablement…

— Tiens ! Mais entrez donc, mon père, il doit bien rester une ou deux tranches de gigot pour égayer votre carême ! Un petit coup de rouge, en attendant ?

Comme l’appétit du saint homme se double parfois de débordements affectueux, Fils-de-Roumi a pris l’habitude de s’éclipser dès son arrivée pour échapper aux mains baladeuses du type caché sous la soutane.

La grand-mère Amina, on la voit rarement. Elle vit recluse dans sa noualla, un capharnaüm de boîtes, de bidons et de casseroles, de paniers percés, de fourches édentées, un ramassis de vieilleries, héritage d’une vie d’expédients, de petits miracles quotidiens, de survie.

Elle ne parle pas, elle ne parle plus à personne. Sauf avec Habi. Il faut dire qu’elle fait un peu peur avec son allure de sorcière du désert, la bouche repliée en dedans, des mains osseuses, tannées, des doigts noirs d’usure, de crasse et de henné et puis ces yeux étranges, un peu fous, comme des yeux de crapaud.

En plus, la vieille Amina, c’est prouvé, enfourche son balai au crépuscule, cavale sur la crête de la nuit et fait des huit entre la lune et la montagne.

Elle hurle aussi avec les chacals.

— Hé, la vieille, tu crois qu’il va pleuvoir ?

L’amadouer ? Tu parles !

Il aurait aussi bien pu l’apostropher en volapük sur le phénomène métamorphique des scarabées en rut…

Elle lève les yeux vers le bruit, regarde à travers lui pendant cinq secondes d’éternité, se soulève en prenant appui des deux mains sur sa houlette, comme si elle voulait la planter dans le coeur de la prairie, tourne le dos et, parlant chèvre, allez, en avant, les putes !  elle remet ses bêleuses en marche vers l’ouest, rien de nouveau.

— Hé, hô ! 

…mais il est dit que le dompteur de scarabées ne fera jamais partie de son univers. 

Un jour il l’avait croisée sur le sentier d’en haut et elle avait littéralement dégainé sa main-de-fatma, pour la dresser devant elle, devant lui, entre le diable et la sorcière.

La main-de-fatma c’est l’arme absolue, le grigri anti-tout, tout ce qui n’est pas bon ou de la bonne couleur, tout ce qui n’est pas halal , les Roumis, le mauvais oeil, les mouches dans le lait, le ver dans le fruit et les hommes en général.

Avant de disparaître en contrebas Fils de Roumi la vit se pencher sur le côté, un pouce sur le nez, la main en cornet, et ffrrrt ! envoyer un puissant jet de morve à trois pas devant elle avant de se frotter énergiquement le visage dans la manche.

  La mer

— Tu as déjà vu la mer, Habi ?

— C’est quoi, la mer ?

— Bien… c’est la mer ! C’est… le bout de la terre. Si tu montais sur la montagne, là-bas, tu verrais la mer.

— C’est comment ?

— C’est… c’est quand il y a de l’eau partout, de là à là, de tes pieds jusqu’au ciel, tout autour, de l’eau verte, ou grise, ou bleue, ça dépend des jours, de l’eau qui se creuse et qui se gonfle comme des milliers de ventres de vaches qui respirent, de longues vagues de ventres avec des crêtes de fourrure argentée, des langues qui  viennent de loin, poussées par le vent, encore et encore, comme pour te lécher les pieds aussi loin que tu voudrais fuir. Et puis les ventres explosent sur les rochers, ils rampent sur le sable et ils s’épuisent mais d’autres arrivent pour recommencer et recommencer encore.

— Est-ce que c’est méchant, la mer ?

— Parfois la mer est en colère, elle change de couleur, elle s’assombrit, elle devient noire et dure. On ne sait plus où elle finit et où commence le ciel, c’est un grand mur de vacarme et de désordre, un énorme tourbillon de  fureur et les mouettes virevoltent et crient, et tu n’es rien, à peine un brin de paille, un coquillage brisé, une bulle fragile devant toute cette force du monde. Et elle attaque et elle mord la pierre et elle emporte les bateaux. Et  elle rejette les poissons et les hommes qui vont mourir sur le sable.

Habiba écoute, les yeux fermés. Elle voit. Un charivari de ventres de vaches noires avec des crêtes de fourrure argentée qui tuent les bateaux.

— Mais le plus souvent la mer est douce et calme comme une valse, elle te murmure des mots de mère à l’oreille, elle te berce sur son sein, elle lisse le sable tiède d’une caresse infinie et alors tu peux marcher sur les petits volcans de bulles, escalader les rochers chevelus, traquer les crabes qui explorent les trous et s’enfuient dans tous les sens sans te lâcher des yeux.

Et tu vois danser les crevettes de cristal suspendues au centre d’un théâtre de coquillages multicolores et puis les petites pieuvres qui font le grand écart derrière un pet de fumée noire et les rascasses qui déposent un baiser sur chaque escargot, sur chaque étoile, sur chaque galet.

 De ventres de vaches argentées avec des crêtes de fourrure, noire, des bateaux qui tuent les pieuvres  chevelues, des rochers de fumée avec des crabes qui explorent le trou de ses yeux…

— Et parfois la mer sent le brouillard, le sang et le feu, ou bien l’air d’ailleurs et le sel qui sèche et les bulles dans les algues…

— Je ne veux pas connaître ta mer, je… je ne veux pas sentir l’odeur du feu, je ne veux pas voir tous ces ventres.

Moi, je suis une fille de la terre, je peux marcher sur la terre et m’abriter sous ses arbres, je connais tous les sentiers, je peux fouler les chemins infinis que Dieu a dessinés sur la plaine et au pied de la montagne, des chemins dont on ne sait pas où ils commencent, où ils finissent, des chemins qui seront encore là demain et tous les demains de demain.

— Tu sais, la mer n’est pas l’ennemie de la terre, c’est sa soeur, une des parties du monde.

Il y a la terre, le ciel et la mer. Comme il y a les hommes et les femmes, comme il y a les arbres, les fleurs et les oiseaux.

C’est pareil.

— Non ! C’est pas pareil ! Nous on marche sur la terre, on vit sur la terre. On se couche dans la terre et on devient terre, sous la terre… Et toi, est-ce que tu peux marcher sur la mer ?

Oh non ! Pas ça ! Pas maintenant ! 

— Tu devrais quand même voir la mer un jour, l’écouter, la sentir. La mer c’est si… enfin… c’est la mer, c’est tout !

— Les chèvres de mes chèvres brouteront encore le long des sentiers de la terre bien après que tu aies fini de vider ta mer. Moi, ce que je veux voir c’est la ville. Le Hadj a dit…

Elle ne disait jamais Bouya, mon père. Le père, le guide, l’autorité suprême, c’était toujours Le Hadj.

— … Le Hadj a dit qu’il nous montrerait la ville, bientôt, à Lalla Zouina et à moi.

Exaltée, presque frénétique, maintenant elle martelait ses genoux de ses poings :

— C’est la ville que je veux voir ! La ville !

Puis soudain :

— Tu y vas quand, toi ?

— Bientôt.

Voila chers amis, l'aticle d'aujourd'hui se termine ici. Je vous souhaite une bonne fin de semaine et espérant que vous "Les actifs" (Oui oui il y en a encore, des jeunes..) pouvez faire le pont et que la météo vous permettra d'en profiter pleinement.

Votre Toujours MICHEL

 
 
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6 mai 2012

Le Guéliz et HABIBA 7

 
 
 Dimanche, vous devez être en train de voter....Moi, en Allemagne, je regarde tomber la pluie...Vous savez cette pluie qui était à Marrakech, un signe de bienvenu pour les touristes, lorsqu'ils arrivaient dans notre belle ville.
Aujourd'hui aussi, un couple de nos amis lecteurs (Non marrakchis) prend l'avion pour Marrakech. Nous les avons chargé de tout un tas de bonjours à dire, de pensées à avoir pour la rue de ceci, les arbres de cela.....Je leur souhaite au nom de nous tous un heureux séjour et un appareil de photo qui fonctionne.
 
Ceux qui ont lu les commentaires du dernier article, ont certainement vu que notre ami M2M nous invite, en cliquant sur sa signature, à lire un article très bien documenté sur la construction du Guéliz. Je vous le recommande. J'y ai habité pendant 19 ans et j'y ai trouvé des tas de renseignements très intérressants . Merci MICHEL pour tout ce que tu fais pour nous, les amoureux de Marrakech....
 
Mais maintenant passons à ce que beaucoup d'entre vous attendez. HABIBA
 
 
pi ou la quadrature du cercle

— Hé, Habi !

Elle n’a pas bronché. Assise sur son trône de bois mort au pied du mimosa, appuyée des deux mains sur sa houlette, elle a l’air de se bercer devant un mur sacré, loin de tout, les yeux dans le vague, hypnotisée par le va-et-vient des abeilles sur les bouquets de petites boules jaunes.

Il est sûr pourtant qu’elle l’a entendu arriver. Elle a décidé de ne pas être là, de ne pas répondre. Ce n’est pas la première fois. Une fois elle lui a même tourné le dos et il avait compris qu’il fallait tout recommencer, tranquillement, sans rien brusquer,  comme avec un cabot qui sait que la main tendue signifie aussi bien un os à ronger qu’un coup vicieux.

— Habi ! Tu fais la tête ?

Le petit bout de reine en exil, le paquet de chiffons se retourne avec lenteur, les yeux noirs de colère :

— Ha-bi-ba ! Je m’appelle Habiba !

— Mais Habi…

— Habiba ! mon nom, c’est Habiba !

Des larmes dans ses yeux, un geste de rage vers le pied de la colline…

— Habi c’est son nom à elle, la fille qui nettoie ta maison, la fille qui va chercher de l’eau, mais moi, ici…

Et ses ailes s’ouvrent, ses bras ramassent, emprisonnent son univers, la colline, les arbres, tout…

— …c’est Habiba !

Il ne s’attendait pas à ça !

— Mais, Habi…

— HA – BI – BA !!

— Oui, oui, Habiba…

Une lubie.

Il a du mal à comprendre cette idée de se couper en deux, de scinder la fille d’en-bas de la fille d’en-haut. Habiba, la princesse berbère, Habi, la petite servante des Roumis, l’ombre discrète… Deux personnes, deux mondes.

Habi, la fille d’en bas, Habiba ne la connaît pas. Elle ne veut pas la connaître, c’est tout.

— Mais tu sais… c’est gentil, « Habi »!

Et là il sait qu’il va l’acheter avec de la monnaie de singe

— Si on t’appelle Habi, c’est parce qu’on t’aime bien.

Habiba, qui ne sait pas encore la différence qui existe entre aimer bien et aimer tout court, décide alors d’aimer bien qu’on l’aime bien. Des fois…

Bon… revenons à nos moutons, pardon, nos chèvres !

— La géométrie c’est quoi ?

La tâche est ardue mais il n’y a rien pour rebuter un universitaire en devenir. A presque quinze ans on est un puits de science incollable et le goût de partager son bagage est une affection quasi hormonale. Et quoi de mieux, comme auditoire, qu’une  gardienne de chèvres fascinée par le savoir infini !

— La géométrie est une science qu’on apprend dans les livres. Une science qui rejette tout ce qui est irrationnel.

— Comme ?

— Comme la superstition, les chimères.

— Les chimères, c’est quoi ?

— C’est quand on voit des choses qui n’existent pas.

— Comme quoi ?

— Comme les fantômes, les esprits, les dieux…

— Comme Dieu ? Ta science n’a pas de Dieu ?

— Écoute, je ne sais pas… mais les scientifiques, comme les philosophes, ne croient que ce qui est vrai, que ce qu’ils  peuvent voir, toucher.

— Alors tous ces savants ils ne croient pas à l’air, à la lumière ? Les savants, ils ne croient pas à l’amour ?

Dans quel guêpier je me suis fourré ?

— Et les djinns ?

— Quoi les djinns ?

— Est-ce qu’on peut voir les djinns dans ta science ?

— Mais non ! Les djinns, ça n’existe pas !

— Les djinns, ça n’existe pas ?!!

Le ciel avait dû leur tomber sur la tête à ces savants qui enseignent des stupidités aux gens de la ville, et sur sa tête à lui qui avalait de telles absurdités.

Non seulement les djinns existent mais, tout le monde le sait, ils sont partout, tout autour, tout le temps. C’est vrai qu’ils  préfèrent les forêts sombres et les maisons en ruine mais il arrive qu’on en rencontre, le soir, derrière la bergerie ou près de la fontaine.

D’habitude ils ressemblent à des anges avec des ailes de lumière mais ils peuvent aussi ressembler à des êtres humains ordinaires. Il arrive même qu’ils se déguisent en oiseau ou en arbre, quand ils sont pressés.

— Alors, c’est ça que les scientifiques t’apprennent ? On ne peut pas toucher l’air donc l’air n’existe pas ? On ne peut pas toucher la faim, alors la faim, ça n’existe pas ? Et la vie, tu peux la voir la vie, toi, monsieur le savant ?

Ébranlé, Fils-de-Roumi !

Il avait l’impression de plaider une cause perdue :

— Justement, les livres nous apprennent d’où vient la vie, on y lit les découvertes faites par les hommes, les cellules, les microbes, on sait aussi calculer la distance entre la terre et le soleil, la taille de la lune et la chaleur des étoiles, on peut prévoir le diamètre des arcs-en-ciel et celui des ronds dans l’eau, on peut mesurer la vitesse des oiseaux… même la quantité d’herbe dont ton bouc a besoin, tiens !

— Mon bouc ! Qu’est-ce que mon bouc…

— Attends, je te montre. En géométrie tu apprendrais que la distance entre le piquet du bouc et le bout de sa corde est égale à la longueur du rond qu’il a brouté divisé par 2 π

— Deux pis ?

— « π » oui. C’est du grec…

— Ah, pis-oui

— Et ce n’est pas tout ! Quand il aura brouté toute l’herbe il aura brouté une surface égale au carré de la distance entre le piquet et le bout du rond multiplié par « π »…

pis-oui ?

— C’est ça ! Tu as compris !

— Ah ?

Pensive…

— Tu veux dire que les boucs de ton école peuvent mesurer leur corde, brouter des ronds et écrire des lettres en grec ?

Elle étouffe, ses épaules, tout son corps, tressautent, rire, la main devant la bouche

— Comme si mon bouc pensait à autre chose que de… de faire le bouc, quoi ! D’ailleurs quand un bouc pense à faire le bouc, il arrête même de penser ! C’est comme ça, un bouc !

Alors, des pis grecs… Ah, ah, tu es drôle, toi !

Elle est pliée en deux. Elle visse son index sur sa tempe puis se met à sautiller autour de lui en battant des ailes : pis‑oui, pis‑oui, pis‑oui 

Un peu vexé, Fils-de-Roumi, mais elle est si gaie qu’il ne peut garder son sérieux très longtemps.

Elle le regarde, redevenue grave : 

— C’est vrai que tu aimes bien Habi ?

 

— Oui, bien sûr.

 

 

Il est temps de changer de sujet.

— Et toi, Habi, pourquoi tu ne vas pas à l’école ?

— Les filles n’ont pas besoin d’aller à l’école ! L’école c’est pour les garçons. C’est écrit.

— Mais l’école du village ? Tu pourrais…

— Les filles n’ont pas le droit.

Pourtant il est sûr d’avoir entendu des voix de filles dans l’écho des versets récités par les petits burnous qu’on aperçoit par les fenêtres de la maison du vieux fquih, le sage du village.

Il relance :

— Tu sais, il y a toujours eu des filles dans mon école, ce n’est pas défendu. Je crois que toi aussi, tu pourrais y aller.

— Le chemin des filles c’est le chemin qu’a décidé Le Hadj et ce qu’a décidé son père avant lui. Et ce qu’il a décidé, c’est ce qui est écrit, et c’est ce qui est.

— Ce n’est pas juste, Le Hadj ne peut…

— C’est écrit, c’est tout ! Le Hadj connaît le Coran, il fait toutes ses prières, il a vu la kaaba, il a embrassé la pierre noire et il peut raconter son voyage et toute la vie de Mahomet. Il sait ce qui est bien : les filles doivent s’occuper des enfants, des chèvres et de l’eau. Et dis-moi, à quoi ça servirait de se remplir la tête avec des…pis-oui !

Il ne relèvera pas l’ironie. 

— Mais toi, qu’est-ce que tu veux faire plus tard

— Je ne comprend pas.

 

— Bien… quand tu seras une femme

— Je suivrai mon mari, tiens !

 

— Oui, mais toi toi  , tu feras quoi ?

— Ce qu’il me dira.

le monde de lautre

 Ils avaient joué au jeu des différences, un exercice du cours d’éducation civique. Il partait donc avec une petite avance, une malhonnêteté dont il faut savoir user quand le jeu est serré et l’enjeu important.

Chaque protagoniste devait décrire une semaine de vie, jour après jour. L’enjeu ? Non, pas d’enjeu ni de gagnant mais la satisfaction d’une curiosité réciproque, une vision sur les divergences du vivre de chaque individu. C’est simple : 

Je me lève tôt contre je me lève le matin : Trouvez la différence.

Dans le cas qui nous préoccupe, l’heure du petit lever peut être régie par le soleil, les chèvres, une cloche ou l’odeur du chocolat chaud. C’est une question de civilisation, paraît-il. 

A douze, treize ans, comme Habiba, et à peine plus pour Fils-de-Roumi, on ne comprend pas tout de la façon dont les adultes comprennent ce qu’ils parviennent à comprendre. À cet âge, les évidences, si chères aux adultes, si rassurantes, sont, par  principe, toutes remises en question. 

On discute de tout ce qui est indiscutable, on doute de tout ce qui est indubitable. C’est d’ailleurs une maladie dont on devrait ne pas guérir. 

Le jeu commençait comme ça, une semaine au hasard : Lundi : deux heures de français, gym, grillé une sèche dans les chiottes, latin, histoire, géo. 

Nar el Tnin (jour deux, c’est le lundi du bled) : tiré le lait des chèvres, ramassé des asphodèles, trempé les pieds à la cascade, balayé la maison du Roumi, cassé le balai.

La version Habi avait été difficile à extirper au début car elle ne comprenait pas du tout l’intérêt de l’exercice. C’est passé, c’est fini !

Mais c’était vite devenu amusant parce que, comme prévu, chaque fait devenait sujet de discussion, d’étonnement, voire de confusion (personne jusqu’ici n’avait parlé du balai cassé !) 

Mardi : latin, chimie, allemand ; handball, marqué deux buts contre les Philo ; pain et chocolat à quatre heures. 

Nar el Tlet (jour trois…) : Ramassé doryphores dans les patates, égorgé et plumé le vieux coq, promené chèvres, grillé sauterelles.

Mercredi : version grecque, math, éduc. civique, dessin ; peint tempête de sable en terre de Sienne brûlée.

Nar el Arba : Sorti les chèvres, ramassé fagots. Trouvé une alouette blessée, plumé, grillé, mangé l’alouette.

Jeudi : thème latin, sciences nat., physique ; du merlan en colère à midi ; des godasses sont foutues.

- Nar el Khemis : Sorti les chèvres, cueilli tomates, coupé et attaché menthe en bouquets pour le souk de vendredi.

Vendredi : caté, handball, douche et tout ce qui s’ensuit ; fumé une khédive.

- Nar Jemaa : Jour de souk, mangé un sphinge, vendu la menthe, les tomates et le lait caillé, rencontré Malika.

Samedi : costume du dimanche, valise, fumé une khédive, pris le train de Bouznika, marché jusqu’à la maison.

Nar el Sept : Ouvert les fenêtres, lavé cuisine et cabinets, balayé la terrasse, rempli les cruches. Rentré les chèvres, écouté la musique du bac.

Ce jeu aurait pu générer une autre péroraison du psychologue en herbe mais, heureusement, à force d’en rire le contenu par petits bouts, on avait un peu perdu le fil.

Habiba savait maintenant que Fils-de-Roumi n’atteindrait jamais le niveau de vertu des croyants s’il persistait à subir cet enseignement de ville, inerte, stupide, si éloigné des vraies choses de la vraie vie.

Le jugement, le verdict de Fils-de-Roumi était plus simpliste : Habi était différente, point. Elle comprenait les choses différemment.  

En fait, il pensait même que les choses lui apparaissaient différemment. S’il sentait que leurs certitudes respectives ne se combattaient pas – enfin pas trop – qu’elles auraient même pu se conjuguer, il était évident que, dans l’ensemble, elle avait une curieuse conception de la vie et des choses « importantes ».

Il n’y a ni pourquoi ni comment dans son univers à elle.  

Pourquoi le soleil réchauffe, pourquoi le vent souffle… questions insensées, le vent souffle, c’est tout, c’est l’état du vent, la raison d’être du vent. Comme l’eau étanche la soif, comme le nuage pleut, comme la chèvre donc le lait…

Pour lui, la terre est une superficie, un composite chimique complexe, quelque chose de dur, d’hostile et de pas très propre, une matière qu’il faut creuser pour en extraire le fer, le charbon, le pétrole, qu’il faut engraisser, cultiver pour en vivre, déplacer, empiler pour construire, pour en user.  

Pour elle, la terre c’est la pâte dont elle est faite, c’est la poussière qu’elle deviendra, c’est le sentier tracé pour son voyage d’un bord à l’autre de la vie, c’est la soeur de l’eau, de l’air et du feu, c’est l’univers de Dieu.  

Habiter une maison de pierre, une hutte de paille ou un abri en tôle, fouler aux pieds le frais de la tuile ou le doux de la laine, s’étendre sur un lit de plumes ou sur des nattes de jonc, tout cela est le fait de Dieu, de rien ni de personne d’autre.  

Lui, il ne sait pas très bien comment on peut supporter cette soumission au temps qui passe, cette résignation devant la dictature de « l’écrit », comment un tel abîme puisse exister entre leurs préoccupations, leurs désirs, sans qu’il ne s’agisse, de sa part à elle, évidemment, d’une attitude butée, obtuse.

Il est persuadé qu’elle finira un jour par découvrir les « vraies » valeurs.

C’est la rencontre improbable de deux Pygmalion qui s’ignorent mais deux Pygmalion qui comptent bien sculpter l’autre à son idée. Pour les noces de Galatée, on verrait plus tard.

 les

On aurait dit qu’elle murmurait des mots d’amour à l’oreille des chèvres, assise au milieu de son cercle de commères, qu’elle leur racontait, qu’elles écoutaient. Elles hochaient la tête avec gravité, la barbiche frémissante et l’oeil allumé.

Mais qui peut dire ce qu’il y a dans la tête d’une chèvre ?

— Ah, c’est toi ?

Une froideur d’iceberg. Hostile, presque agressive.

Il dérangeait.

Un peu…

En fait c’est surtout que le soleil était déjà bas et qu’elle avait espéré le rencontrer par hasard  et surtout plus tôt. Bien plus tôt. Puis les corneilles qui se chahutaient en haut de l’eucalyptus, elles si bavardes quand elles ne sont pas menacées, s’étaient envolées sans un cri. Elle savait lire les corneilles : il avait dépassé les mimosas, il arrivait.

  Et il savait comment dégeler un iceberg…

— C’est joli ce que tu chantes ?

— C’est l’histoire des cailloux que chante ma grand-mère.

— Elle est chanteuse ?

— Non, elle est grand-mère !

— Ah, bon…

— Tu veux que je te raconte, ou quoi ?

— Si tu veux.

— Ça dit comment on mesure la première vie des gens au pays de grand-mère Amina.

— La première vie ?

— Oui. C’est comme ça dans son pays.

— C’est où, son pays ?

— Dans les montagnes…

Un geste vague, sa main plane sur la colline, survole la plaine, dépasse la brume de l’horizon, atteint le bout du bout de la terre.

Elle fredonne :

« ô mon enfant, ta vie sera comme ce tas de cailloux il y aura deux cailloux pour le bonheur moins un pour la tristesse tu en ajouteras deux pour chaque mot d’amour et moins trois pour ta colère plus deux à la naissance de ton fils moins un pour le chacal et encore un pour chaque prière et moins trois le jour des criquets. « et sache, mon enfant, que la nuit venue les cailloux se concertent, ils se comptent et se recomptent.

Puis un, puis deux, parfois quatre décident de s’en aller, de commencer un autre tas, de compter les jours d’une autre vie.

« et à la fin, ô mon enfant, quand il ne restera plus qu’un seul caillou tu sauras que ton heure est arrivée car c’est ce caillou -là qui marquera ta place dans la terre."

— C’est un peu triste ton histoire…

— Ah… Tu ne l’aimes pas !

— Mais si, mais si, c’est une très belle légende !

— Mais alors pourquoi dis-tu qu’elle est triste ?

— Parce que c’est un peu triste, la mort, non ?

— C’est parce que tu ne sais pas que la mort c’est le début de la vie ! Pour le croyant qui observe la parole de Dieu il y a un paradis après la vie.

— Tu crois au paradis, toi ?  

— Bien sûr ! Le paradis c’est plus beau et plus grand que tout ce que tu connais. Même qu’il y a un arbre si grand qu’un cavalier peut galoper pendant toute sa vie sans jamais sortir de son ombre et le parfum qui s’exhale des fleurs peut être senti à une distance de cent ans (1).

— Est-ce qu’il y a un pommier ?

— Un pommier ? Sûrement !

 

— Et un serpent ?

 

— Oh ! Je ne sais pas ! C’est idiot, ça ! Un serpent au paradis

— Ne te fâche pas ! 

— Voilà ce que dit le Coran : les murs du paradis sont faits de blocs d’ambre et de rubis, de topazes et de pierre de lune.  

L’herbe des jardins c’est du safran, les cailloux sont des perles et il coule un vin de cristal aux fontaines

— Du vin ?

 — Oui ! Tu écoutes ? Et aussi des rivières dont l’eau est toujours fraîche, et des rivières de lait, des rivières de miel et toutes sortes de rivières et plein de fruits sucrés.

 — Habi, si ton paradis existe c’est sûrement le plus beau paradis du monde !

 — Le plus beau, oui, et c’est le dernier caillou qui en ouvre la porte. Tu comprends maintenant…

 — Oh, oui ! Quand même, toutes ces cailloux qui sautent d’un tas à l’autre, la nuit, c’est stupéfiant…

 Mais Habiba n’ayant pas appris le sens du mot humour ne sait pas encore distinguer le sérieux du persiflage.

1 authentique, les fleurs de cannabis sativa , ça exhale très longtemps…

 Voila chers lecteurs, j'ai pris le temps de vous éditer trois chapitres en une fois car je sais que certains d'entre vous sont impatients d'avoir la suite de HABIBA.

Cher Jean-Frédéric, je te remercie encore pour ce cadeau littéraire. J'ai pris la liberté de signaler à Françoise que tu avais mis un commentaire sur le dernier article.....

24 avril 2012

HABIBA 6 pas grand chose d'autre

Ben oui, chers lecteurs, le temps est gris et pluvieux (sauf peut être pour ceux de nos amis qui vivent dans le sud-est de notre beau pays). Il n'y a pas eu énormément de voyage vers Marrakech, donc pas grand chose à raconter non plus.

Mais aujourd'hui un de mes amis, fidèle lecteur et ancien de la Rue de la Liberté a retrouvé une photo faite par son papa et me l'a envoyé avec l'autorisation de vous la montrer.

J'en suis particulièrement content, car elle fera bien la transition avec les chapitres suivants du Roman qui nous occupe actuellement. Cette jeune fille du bled s'appelait surement HABIBA.....

l'enfant du bledDEF

                              La photo a 55 ans, la fillette porte entre autres une                                         pièce de 5 Francs frappée de l’étoile Chérifienne

 

 
 
 

 

 
 
 

le papillon et laraignée

Les invités ont fait place nette mais Fils-de-Roumi est resté. On l’a vu se promener avec Monsieur LeChien. Le calme est revenu sur la maison, à la cascade, partout.

Sur la colline, les chèvres reposent à l’ombre du figuier, c’est l’heure chaude où il fait bon s’étendre et regarder le temps passer.

Habiba… mais Habiba n’a que faire du temps qui passe : elle est retournée dans son bunker sous le jujubier. Elle surveille.

L’anachorète est complètement seul, loin des il-faut, loin des je-dois, protégé d’un côté par une saillie de roc rouillé de lichens et de l’autre par une palissade de troncs majestueux qui font de sa thébaïde une véritable salle de concert, un cocon symphonique où flûtes, harpes et contraltos naissent des jeux de la cascade. Le dos lové dans le creux d’une souche éventrée, un genou plié pour soutenir son carnet, il appartient à l’endroit, il fait corps avec la pierre, avec l’arbre, avec le temps.

On le croit assoupi mais il est araignée qui s’ignore, au centre d’une toile invisible.

 Dans le jujubier, tout doucement, silencieusement, l’esprit papillon déplie ses ailes…

Lui, il décrypte, il annote, il marmonne, il rêve ; la tête penchée sur le côté, absorbé par son écriture, il a l’air tellement indérangeable…

En regardant le tunnel d’arbres au dessus du ravin, le ciel avec ses nuages blancs poussés par le vent, tu imagines que tu aimes cet endroit, cet être, ce pays, tu imagines que tu es heureux comme avec une femme, que tu es en elle, même si tu sais que tu ne pourras jamais l’avoir toute et pourtant tu l’as toute et tu t’étales en croix, parce que c’est doux, parce que c’est le soleil, l’eau, le cristal entre les roches, le parfum du géranium écrasé.

Cette terre je veux m’asphyxier à la respirer, je veux me noyer à la boire, je la veux nue que mes yeux la caressent, je veux devenir aveugle pour que rien jamais ne m’enlève cette image de chair de pierre, de seins de brume, de jambes d’arbres, de cris de vie…

Il s’est aventuré dans cette histoire, il ne sait plus s’il la vit, s’il la rêve ou s’il la lit, le présent, la fiction, la musique de la cascade, tout est mélangé.

Quelque part, dans le décor, un appel…

Complètement seul…

Nul n’est jamais vraiment seul dans cet étrange pays. Il y a toujours au détour du chemin, derrière le buisson, au plus profond de l’ombre, des êtres qui semblent surgir de terre quand la terre est nue, du néant quand tu crois être devant le néant. Ils naissent des arbres, ils se démoulent des dunes, ils se dégreffent des tumulus. Sur la ligne droite à mourir d’ennui qui mène à l’horizon, la butte accouche d’enfants aux mains pleines, des figues sèches, des cristaux d’agate ou des oiseaux affolés, mariés à la mort par un brin d’herbe passé dans leurs narines.

— Hé, toi !

Complètement seul…

À part ce digueling discret, là-bas, et l’écho d’un sifflet qui avertit, quand on sait le reconnaître, qu’un troupeau, des silhouettes en djellaba et des myriades d’enfants vont apparaître là où il n’y avait rien.  

Complètement seul…

À part cet appel étrange, là-bas, un long cri qui ondule comme un serpent, qui se répercute de colline en colline, waah-lh’arbi-haaôôô, qui longe les méandres de la rivière et atteint des distances insoupçonnées sans que l’on sache ni d’où il vient ni où il va, à qui il est destiné.

 L’esprit papillon est sorti de son refuge. Un battement d’ailes et le voilà tout près de la toile d’araignée.

— Hé, ho, qu’est-ce que tu fais?

Et lui qui se sait si parfaitement seul, mi-là, mi ailleurs, mi en dedans de lui, il croit un instant qu’elle fait partie de son poème. C’est la première fois qu’il la voit vraiment, qu’il la regarde : Ah, oui ! l’ombre discrète… un chat sauvage …

Elle est au-dessus de lui, deux grands yeux verts dans un tas de chiffons, un geste pudique, la main sur le foulard qu’elle ramène sur son visage. Elle a des sourcils très noirs qui se rejoignent autour de la fibule dessinée sur son front. Dans son regard il y a un mélange bizarre de retenue et d’effronterie, de provocation et de pudeur.

Curieuse, hardie… mais prête à se dissoudre aussitôt, à disparaître, à mourir d’un seul mot.

Elle est presque jolie cette petite femme. En fait, avec son bec-de-lièvre, elle ressemble un peu à ces poissons exotiques qui déposent des millions de petits baisers sur la paroi vitrée des aquariums.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’écris.

— Tu écris quoi ?

— Un poème.

— C’est quoi un poème ?

— Euh… les arbres, le ciel…

Les yeux de Habiba volent des eucalyptus aux nuages, des nuages au crayon, à lui, sans bien comprendre. Pourquoi écrit-on les arbres ?

— Vas-tu les mettre dans ton cahier ?

— Quoi ?

— Les arbres !

— Mais non, que tu es bête !

Et pourtant c’est un peu ça. Pendant qu’il explique ce qu’est un poème, la main sur la bouche elle muselle sa curiosité, elle refoule les questions, ça bouillonne, elle voudrait dire…

Comment on t’appelle ? Quel âge as-tu ? As-tu un frère ? Crois-tu en Dieu ? As-tu vu d’autres pays ? Es-tu riche ? Est-ce que tu as des amis ?

Mais elle dit :

— Pourquoi tu écris ?

Et lui, du haut de sa chaire d’humaniste omniscient, avec toute la condescendance de la fonction :

— Ce n’est pas pour quoi, c’est pour qui

— Ah… Et c’est pour qui ?

— C’est pour quelqu’un que j’aime. 

— C’est quelqu’un qui t’aime ? 

— Je ne sais pas. 

— Tu ne lui as pas demandé ? 

— Je ne lui ai jamais rien demandé. 

— Alors c’est que tu ne l’aimes pas assez ! 

Lui, un brin railleur… et deux brins agacé : 

— Et toi, la bergère, qu’est-ce que tu sais de l’amour ? 

La bergère papillon ne mord pas, elle saute du coq-à-l’âne. 

— C’est quoi la musique ? 

— Quelle musique ? 

— La musique dans ta maison… 

— Ah ça… c’est une musique de Bach. 

— De bac ? 

— Oui.

— Ah.

Elle n’avait pas encore vu de bac à musique, mais elle n’ajouta rien. C’est quelque chose qu’elle aurait aussi dans sa maison, un jour. Un vrai bac à musique de Roumi.

— Bon, faut que j’y aille, les chèvres m’attendent !

Elle contourne le jujubier et disparaît.

L’esprit-papillon échappe à l’araignée qui ne sait pas qu’elle est araignée pour un esprit-papillon. 

C’était avant-hier. Hier il a eu la paix. 

Aujourd’hui elle n’est pas là non plus…

Alors il a suivi la piste des clochettes, mais juste comme ça, parce que le poème est en panne, parce qu’il ne comprend pas tout, parce qu’il n’a rien d’autre à faire. Il l’a surprise à la rivière, de l’autre côté, les cheveux dénoués, les jupes relevées aux genoux, les pieds dans l’eau.

Terrifiée d’abord. Puis très fâchée…

Farouche… un chat sauvage toutes griffes dehors…

puis un peu moins fâchée, puis presque plus fâchée.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Moi ? Rien !

— Alors pourquoi tu es là ?

Non, je ne t’ai pas suivie, non je ne te surveille pas, je ne voulais pas te faire peur ! Mais merde, qu’est-ce que je fous là avec cette… cette…

Et voilà, c’est à lui maintenant de se justifier !

— J’étais à la cascade, j’ai entendu les clochettes des brebis, c’est tout, alors j’ai voulu…

— C’est pas les brebis.

— Comment ça, pas les brebis ?

— Si tu es aussi savant qu’on le dit, tu verrais des chèvres, pas des brebis !

— Oh, je sais, merde, c’est pareil…

— Tu sais merde ? Tu sais tout ? Et d’abord pourquoi tu es ici, pourquoi tu n’es pas reparti à l’école de la ville ?

— Parce que c’est les vacances, tiens !

— C’est quoi les vacances ?

Et dire que je voulais lui expliquer un poème…

l
architecte
 

— Est-ce que tu apprends le Coran ?

Tout naturellement, sans qu’il sache par quel détour, on en était arrivé là. Un véritable opus incertum, toutes ces questions imbriquées les unes dans les autres…

L’école c’est comment, les vacances c’est quoi et Pâques c’est qui, les gens c’était qui, et cette fille c’est quoi, oui, la fille aux cheveux noirs, et toi tu habites où, c’est quoi l’internat, c’est comment, et pourquoi…

— Le Coran, oh non… je n’apprends pas le Coran. On apprend des langues étrangères, la géométrie, les sciences…

— Les sciences, c’est quoi ?

— C’est l’étude des pierres, de l’air, de l’eau, des insectes, de la vie, quoi !

— Mais on n’a pas besoin d’aller à l’école pour ça !

— Tu ne vas pas à l’école, alors qu’est-ce que tu en sais ?

Moi, je dois savoir ce qu’il y a dans les livres si je veux être docteur ou architecte, ou autre chose, après…

— Si tu veux être autre chose après ? Tu ne sais pas ce que tu es ? Ton père ne t’a pas dit qui tu es ? Tu es là, tu marches, tu respires et tu ne sais pas qui tu es, où tu vas, après ?!

— Mais…

— Mais rien ! Qui peut savoir qui tu es, toi, si toi tu ne sais pas si tu es docteur ou si tu es berger. Et pourquoi ils voudraient que tu sois docteur après si tu dois être berger. Après… après quoi d’abord ? Et puis après, c’est quand ?

— Écoute, tu ne comprends pas… 

— C’est toi qui ne comprend rien… Tu ne réponds pas, tu dis que tu apprends les sciences et que ça t’apprend la vie…mais tu es là, debout, à regarder autour de toi et qu’est-ce que tu vois ? Tu ne vois rien.

Tu écoutes mais tu n’entends pas, tu lis des livres mais tu ne vois pas l’herbe qui pousse, les fleurs qui font des fruits. Tu ne sais pas ce qu’il y a après !

Moi je sais la fleur, je sais le fruit, je sais le jour, je sais les chèvres… et je sais ce que je suis parce que c’est écrit. 

Pourquoi est-ce que je voudrais être une autre, après ?

— Écoute, Habi… 

— Habiba !… Ouvre les yeux, écoute, sens, goûte, et tu sauras tout ce que tu dois savoir. Baisse-toi, retourne chaque pierre, soulève la mousse, regarde ce qui bouge, ce qui vit, ce qui vole, observe le fourmilion qui creuse son entonnoir dans le sable, soulève l’écorce pour voir le mille-pattes, déplace la pierre pour déloger la couleuvre ou le scorpion, presse la fleur pour sucer l’acide et le sucré, écarte l’herbe pour surprendre la perdrix, couche-toi sur le dos et observe le rouge-gorge, garde le silence, écoute-le chanter et tu trouveras son nid, les oeufs bleus et les poussins gras qui sont un cadeau de Dieu.

 

— Je n’ai pas de temps pour ça, je dois d’abord apprendre un métier, gagner de l’argent, choisir, faire ce que je veux… 

— Ah… alors tu seras riche ? 

— Oui, peut-être… 

— Alors tu auras de la terre, après ? 

— Non ! De la terre, non ! Moi, ce qui m’intéresse, c’est de construire des routes, des villes, des ponts. Pas de labourer la terre… 

— Un homme n’est pas un homme s’il n’a pas de terre ! 

— Mais Habi… 

— Habiba ! Je m’appelle Habiba ! 

— Habiba, un savant, un écrivain, un scientifique… ils n’ont pas besoin de terre pour être des hommes ! 

Mais le couperet tombe, avec un brin de commisération, 

elle conclut : 

— Un homme sans terre n’est rien ! 

Il se tait, pratiquement vaincu, prêt à battre en retraite, mais elle en profite pour asséner le coup décisif :

— D’ailleurs pourquoi veux-tu être architecte, après ?

C’est quoi architecte ? Est-ce que Dieu sait seulement ce qu’est un architecte ? 

Et pouf, l’architecte ! Exit l’après, les sciences exactes et l’architecture. Évanouis en fumée, explosés par le simple bon sens…Adieu ponts, chaussées, gratte-ciels. Entrée des spinulus et des fourmilions, des sauterelles grillées et du lait caillé… Sans parler du chat sauvage toutes griffes dehors.

Comme il n’y a rien à ajouter elle extirpe des plis de son foulard un petit paquet emballé de papier ciré. Une boule un peu collante, quatre dattes mûres, parfaitement molles.

— Tu en veux une ?

Deux dattes chacun. Elle a une drôle de façon de pincer la datte pour en extraire le noyau. Lui tourne et retourne le fruit dans sa bouche avant d’en souffler le noyau à six pas, comme avec une sarbacane.

Ils rient.

Elle se lève :

— Viens, je vais te montrer quelque chose… et elle l’entraîne à quelques pas de là, près d’une talle de palmiers nains. Elle s’agenouille, écarte avec précaution un bouquet de palmes miniature bardées d’épines jaunes, en saisit le coeur et le tranche à la base d’un coup de couteau, une espèce d’Opinel à la lame branlante mais affûtée comme un rasoir.

Elle refend le coeur par le cul, délicatement, pour l’ouvrir comme une huître. Et là au milieu, gros comme un doigt, un superbe ver blanc nacré, rond, dodu, qui se tortille, un foetus extirpé de son ovaire de chlorophylle sucrée.

Elle exulte, la proie gigote entre ses doigts.

— Tiens, c’est bien meilleur qu’une datte.

— Non, merci !

— Mais si, goûte-le, c’est très bon !

— Non, non… vraiment, toi, vas-y ! 

Alors elle croque la datte vivante et ça explose dans sa bouche, ça gicle vert-jaune, ça remue, c’est délicieux, elle se lèche les lèvres, s’essuie sur la manche, aller-retour.

Elle pouffe derrière sa main, c’est Épicure enfant.

Le fou rire, tous les deux, puis : 

— Tu vois ? 

— Quoi ? 

— Le ver de doum… 

— Oui ? 

— Il n’y en a pas dans tes livres !

CQFD.

Bonne lecture mes amis. Courage aussi, la météo annonce encore quelques jours de giboulés de Mars et puis viendra le mois ou l'on pourra s'habiller comme il nous plait.

Votre toujours MICHEL

 

 

 

10 avril 2012

Abrielle, un heureux grand père et Habiba

Bonjour à tous. Vous devez vous dire que j'aurais pu profiter des fêtes de Pâques pour écrire un article.

En fait j'ai tout mon temps pour cela, il ne me faut que le courage et l'occasion. Et maintenant j'ai un bon prétexte pour me faire pardonner. J'ai fait connaissance de ma petite fille. Abrielle....Mon fils et son épouse sont venus nous présenter le "Tuitième" merveille du monde.

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Abrielle....

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C'est une très gentille petite fille, sage, souriante et aimable qui a occupé mon coeur et mon âme pendant les fêtes de Pâques....et que je ne peux pas m'empécher de vous présenter ici.

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Même PAULA, notre chienne est tombée amoureuse de ce petit brin de jolie fille....

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Paula en train de faire connaissance d'Abrielle, dans les bras de son papa.

Donc maintenant vous savez pourquoi je n'ai pas vraiment eu de temps pour écrire. Mais bien sûr je ne saurais résister au plaisir de poster cette carte postale qui semble dater de 1935 et qui montre un coin de Palmeraie.

Elle fera certainement très plaisir à nos Mamies (Elles sont quelques unes à féquenter le Blog et quand je dis Mamies ce sont de vraies grands mères, celle de la génération de mes parents).

palmeraie

C'est notre ami CHARLES qui se "retraitise" parfaitement et qui a commencé à vider ses cartons à chaussures...

Je vais maintenant faire plaisir à tous ceux qui attendent la suite d'une autre HABIBA. Voici deux nouveaux épisodes.

 

 

 L'Ellipse

 Le Hadj a dit que les Roumis ne reviendront pas avant quelques semaines. On n’aura donc pas besoin de Habiba.

Il a expliqué qu’une semaine c’est le temps qu’il y a entre un marché du vendredi et un autre marché du vendredi.

Alors quelques semaines c’est dans longtemps, plusieurs marchés du vendredi. Mais Fils-de-Roumi, quand il reviendra, elle lui demandera, oui, elle n’aura pas peur, elle va lui demander de raconter la ville. En attendant, demain, c’est le chemin des chèvres.

Comment les chèvres savent-elles que c’est l’heure ? Pourquoi appellent-elles alors que des franges de ténèbres se glissent encore dans la tente, sous les couvertures, par les interstices entre les peaux, par les planches disjointes de la porte de nuit.

L’aube est encore assoupie, elle filtre à peine là-bas entre les arbres, derrière la colline des amandiers, alors que l’air pique, frisquet, que le pas traîne encore un peu.

Dans l’obscurité de la noualla des chèvres, Habiba ne voit que des yeux, une vague de lucioles qui chevrotent, il faut leur parler, leur raconter la promenade qu’on va faire, elles se pressent contre ses jambes, elles ont eu très peur en s’éveillant, elles ont fait un mauvais rêve, le babillage est contagieux, les queues se trémoussent, il faut ébouriffer le tapis de paille pour qu’il sèche, remettre un peu de foin au râtelier pour le petit déjeuner de ces dames, et puis c’est la traite.

Elles s’agglutinent autour du tabouret et se plient à l’exercice de bonne grâce. C’est le moment doux, surtout le petit coup de torchon mouillé sur le pis et puis le massage qui soulage, la main qui pétrit la forme tendue, la crampe qui se détend, les giclées de lait fumant qui sonnent sur le bord du seau, une tape sur les fesses, la suivante prend place entre les genoux, le calme est revenu, on s’empile près de la porte, les odeurs du jour qui se lève, le goût de rosée, le beurre de trèfle, la clochette rassurante, on y va les filles, allez, ce sera encore une belle journée… Comment les chèvres savent-elles que ça ira ?

Il faut comprendre qu’on ne mène  pas les chèvres. Dès que le parfum de liberté parvient à leurs narines, elles explosent, trampolinent, batifolent, girouettent, minaudent pour une bouchée de moutarde, une tête de pissenlit, grimpent sur la souche, explorent la pierre moussue, disparaissent derrière le jujubier pour gober la fleur de ciste coiffée de pollen, sursautent au sursaut d’un criquet et rebondissent encore une ou deux fois pour faire semblant, pour le plaisir, bêlant leur angoisse aux copines qui bêlent leur angoisse aux copines qui bêlent leur angoisse…

L’apprenti apprendra vite que tous ces détours, ces fioritures, ces fariboles n’ont qu’une fin : aujourd’hui c’est la grande ballade du nouveau berger, sa leçon va commencer ! S’il n’a pas compris qui dirige, il s’expose à une rude journée d’appels, de sifflets, et d’échos de bê-ê provenant de cent points cardinaux, de cavalcades, d’échappées, de fureur, de panique, de honte… et il rentrera au bercail, confus, aphone, épouvanté d’avoir à avouer le fiasco annoncé, les bêtes égarées, les genoux égratignés…

 Mais à l’heure habituelle, hé, tiens ! voilà justement la manif de fofolles qui réapparaît au détour du sentier, elles reviennent au gîte en se bêlant de bonnes histoires de gardien perdu…

 Garder les chèvres… mener les chèvres… voire suivre les chèvres n’est pas une sinécure. Il faut parcourir d’immenses étendues parsemées avec parcimonie d’herbe neuve, gravir les collines, dévaler les coulées, escalader les rochers, franchir les  escarpements, trotter l’oliveraie, contourner les amandiers et après tout ça, à la fin de la journée, se retrouver là, juste à l’heure, en vue de la bergerie, alors que le soleil se glisse derrière la montagne bleue, allonge l’ombre qui s’étale comme une vague, ensevelit les bosses, efface les creux, et enterre le sentier des lapins.

C’est l’ellipse du berger.

 

Habiba sait qu’il faut marcher dès l’aurore vers le soleil, droit devant vers son petit lever dans l’horizon en feu, lentement, à pas comptés, car il faut d’abord que tout s’éveille : c’est l’heure de l’herbe tendre, il faut laisser aux chèvres ivres d’aube le temps de se mouiller le museau de rosée, le loisir de folâtrer de touffe en bouquet, de piétiner un nouveau chemin tout de méandres entre le vert pâle et le croquant, du bouton de coquelicot à la pousse sucrée de la folle avoine. Elles hésitent, elles renâclent… Habiba leur dit des mots de chèvre, leur rappelle le rendez-vous, elles hochent une barbiche insolente, les oreilles au vent.

 

On trottine vers le soleil, on oblique un peu vers le sud, il faut empêcher l’ombre de revenir sur soi, la garder derrière comme un ange gardien. On broute en ligne le liseré des herbes hautes, puis un peu en rond, en hachures, on rase une salicaire,  on se parfume de menthe-flio, on cueille quelques pétales de ciste tout chiffonnés, on décapite une rosette de statice mauve…

 

Bientôt le rythme des cavalcades se ralentit, le calme gagne les caprins, les langues roses pendent hors des museaux silencieux, on courbe encore plus à droite, l’ombre dans le dos raccourcit, le soleil est haut, il est temps de retrouver la source, c’est une nouvelle bourrée à qui arrivera la première, on se pousse, on se bouscule et on se chevrote dans les oreilles, le cou tendu on se filtre une bonne lampée d’eau fraîche, on s’en bat les oreilles, on se lèche les babines.

 Habiba a déposé le nouveau chevreau sur ses pattes raides, il se délie, trois quatre enjambées chancelantes, il trébuche, se remet, puis d’un coup de boutoir s’arrime au ventre de sa mère, les pattes écartées. Encore une ou deux broutées de cresson, une tête d’asphodèle et la troupe reprend son cheminement vers l’ouest, vers la pinède et les eucalyptus qui annoncent un peu de fraîcheur.

Vers midi, quand la terre est recouverte de son linceul de ciel chauffé à blanc, quand la brise arrête de chuinter entre les branches, quand les arbres deviennent flasques et silencieux, alors les chèvres plient une patte, puis les deux et se laissent tomber sur le flanc en petits groupes à l’ombre des eucalyptus. Les babillages cessent, les museaux reposent sur le sol, les paupières aux grands cils frémissent, on s’en regarde un peu l’intérieur puis on ferme les volets pour de bon.

 Plus un souffle, plus un bê-ê, le cisaillement des cigales reprend le dessus puis s’évanouit, c’est l’heure de la sieste.

 Au milieu du troupeau engourdi Habiba dorlote le cabri replié sur son ventre. Elle berce ses rêves d’une mélopée mélancolique dans une langue douce, une langue parfumée au miel de jasmin, na-ahna-a-naah… sol sol sol… la mi do… do do ré, un long poème qui raconte les fleurs et la lune, et le soir et la pluie, et la terre et l’oiseau. Et l’amour.

lumières de l’ombre

musique du coeur

princesse des brebis

crépuscule du silence

le ciel des grillons

la cigale du courlis

les sillons tendus

l’essence de la vie

la tourterelle s’envole

tièdes fragrances

et cris de sang

l’abri de tes seins

le ventre aride

chemins de terre

et rêves de ville

une pile de cailloux

le temps passé

vents du désert

et poussière rouge

le soir du jour

à l’heure du chergui

le serpent furtif

une étoile sur le front

et dans son rêve à elle ruisselle une douce pluie, elle boit l’eau des nuages et elle baise la lune, elle rit avec le chevreau, elle caresse la terre, elle s’ennuie des larmes du temps, de l’amour, quoi l’amour, quel amour ? et la chanson s’évanouit avec l’oiseau qui s’envole, na-ahna-a-naah…

 La boussole du soleil a tourné, le chevreau réclame. Le troupeau s’ébroue, tiens, mais qu’est-ce qu’on  fait, ho ! c’est quoi, on se regroupe, le cou dressé, la tête au vent, on piétine un peu, on se tasse, ventre à ventre, qu’est-ce qu’elle dit, confidences, des fois c’est froid la nuit, le chacal, et l’autre qui parle du bouc, le bouc qui pue, là-bas dans l’enclos et celle qui gouaille il ne puait pas tant que ça quand t’étais entre ses pattes, oh le criquet, ça m’a fait tout drôle, elle s’esclaffait, et l’autre encore, la grosse à la barbiche grise, alors on y va bientôt ?

Un sifflet, un ordre bref, le cabot mordille ici et là, c’est reparti. Habiba ferme la marche, le chevreau sous le bras, la houlette en guise de sceptre.

Quatre heures, les ombres dans le dos sont de plus en plus longues, plus nettes, un halo vibre sur le poil des commères, les oreilles se découpent, les ventres brillent, les yeux clignent à chaque strie de lumière, ombre lumière ombre lumière, les troncs d’amandier, la poussière dorée…

 L’ellipse piétinée a rejoint l’ellipse du temps, l’euphorie est infinie car on sait la bergerie là, de l’autre côté de la butte à l’olivier. On ne la voit pas encore mais le rythme s’accélère, on ne batifole plus, ça sent l’écurie, la petite maîtresse des chèvres nous a ramenées à bon port, c’est le sprint, les derniers mètres, la bousculade pour se mettre à l’abri du noir de la nuit qui vient, des peurs ancestrales.

Et du chacal.

 

 
 
 
 
 
 

Un dimanche à la campagne

Le haut du sablier des semaines s’est finalement vidé. On a fait le grand ménage dans la maison, les cruches sont pleines, les fenêtres ouvertes sur le printemps, le canard bancal et monsieur LeChien ont réintégré la cuisine.

La fourgonnette est arrivée ce matin, vite suivie de deux autos qui ont déversé leur bagage de monde, des gens de ville, des enfants, des paquets, des bouteilles, des ballons, un vélo…

Le Hadj qui est toujours bien informé a expliqué que les Roumis vont rester là deux ou trois semaines, les vacances de Pâques. Leurs amis les quitteront dimanche soir, c’est comme d’habitude, et Habiba devra se faire discrète quand on aura besoin d’elle. Le reste du temps elle pourra s’occuper des chèvres.

Toute la matinée des hurlements ont retenti là-bas, à la cascade. Elle sait bien ce qu’il s’y passe, ils sont presque nus, ils s’aspergent d’eau, ils se font peur, ils rient, ils se touchent, ils s’étreignent, bonheur, ensemble…

C’est une crampe à peine tolérable, là, au milieu du ventre, elle voudrait… mais non, ce n’est pas possible… oh, être avec eux, enlever ses vêtements, elle aussi exposer sa peau, laisser l’eau couler…

Discrète, Habiba, on te l’a dit : sois discrète !

Alors elle se change en ombre discrète, en couleuvre tigre, elle rampe, les sens en alerte, elle approche sans se faire voir, sans un bruit, prête à bondir et disparaître dans les fourrés. Seule son ombre pourrait la trahir, et encore, même son ombre est  discrète !

 Les pieds nus effleurent à peine la glaise durcie, contournent les embûches, les mouchards : pas une brindille pour craquer, pas une pierre pour rouler, pas même une alouette pour grisoller un avertissement à ses poussins. Le sentier qui dévale la butte est enchâssé dans une végétation complice et Habiba sait que Habiba est invisible.

Encore quelques pas et elle se glisse, disparaît dans le jujubier. Les branches de l’arbuste jaillissent du sol comme un feu d’artifice de tiges lisses couronnées de touffes de feuilles qui retombent tout autour comme une gerbe d’étincelles. Une grosse cloche verte, imperméable au regard, hermétique. Il y a moins de six pas entre le jujubier et la cascade : elle pourrait même les toucher quand ils sortent de l’eau. Si elle voulait…

Deux enfants blonds barbotent dans la mare. Elle les voit mal car à demi cachés par la botte de joncs, mais elle sursaute à chaque hurlement de frayeur quand l’un d’eux se transforme en monstre marin pour dévorer l’autre.

Assise en équilibre sur l’éperon rocheux, les bras autour des genoux, la fille aux cheveux noirs lui fait presque face. Elle surveille les enfants. Elle est très nue, les épaules, les bras, les jambes nues, pas même un foulard sur sa chevelure lisse, une chevelure si parfaite, si symétrique. Elle a le visage blanc comme du lait, une peau claire de Roumi. Comme elle l’envie.

Fils-de-Roumi est allongé sur le dos, les yeux fermés, indifférent. Mais si près, si près d’elle.  Comme elle la déteste. Au plus profond de son refuge, Habiba relève ses jupes jusqu’à mi-mollet, même un peu plus haut. Elle a le genou rond, un peu proéminent, la jambe nerveuse, la peau un peu trop foncée, pain d’épice… Sa peau elle la voudrait plus pâle, bien plus pâle, presque miel. Comme celle de Fils-de-Roumi.

Dans sa famille à elle on rit de la blancheur des Roumis mais, lui, cette peau dorée… Non, elle ne sait plus… elle voudrait frotter cette peau trop noire jusqu’à ce qu’elle s’éclaircisse, comme la sienne, comme du pain doré.

Et puis il y a ces pieds. Ils ne lui appartiennent pas vraiment, ces pieds. Des pieds faits pour marcher sur la boue séchée, sur le schiste brûlant, sur la rocaille… des pieds forts, durs, la plante fendillée, craquelée comme un raku, des pieds avec des doigts comme des crochets, prestes, agiles comme des petits tentacules de pieds… Si elle pouvait, elle les changerait, ces pieds-là. Elle aurait des pieds comme lui, oui, avec des doigts fins, allongés, serrés comme des grains de muscat, et puis des ongles au bout, bien alignés, des bouts de pied qu’on aimerait prendre dans ses mains, protéger du froid, de la terre, des autres.

Je les laverais sous la cascade, doigt après doigt, autour, dessous, puis je les oindrais de beurre, ils seraient doux et tièdes.

Habiba déteste ses pieds. Elle laisse retomber ses jupes et se recroqueville dans son gîte. Elle déteste aussi beaucoup la fille aux cheveux noirs, et ses petits pieds couleur de lait…

Les rires et les éclats d’eau avaient cessé depuis un bon moment lorsqu’elle osa dénouer son ankylose et se glisser hors du jujubier. Il n’y avait plus que le train de l’eau bouillonnante, une cavalcade d’écume, furieuse, menaçante maintenant.

Ricanante.

La colère, la perfidie du torrent la fascinait. Elle se demanda s’il l’emmènerait là où il va, dans un endroit où les pieds seraient  fins et les peaux dorées, où les enfants seraient joyeux, où la solitude n’existerait pas. Elle avait froid maintenant, elle appela pour réunir les chèvres.

Il était temps de rentrer.

Voila, mes chers Marrakchamis, les anciens comme les nouveaux, je termine cet article en vous souhaitant une bonne semaine et pas trop de crise de foie (à cause des chocolats de Pâques bien sur).

A bientôt.... Votre TOUJOURS MICHEL

 

1 avril 2012

HABIBA 4 et encore le Tichka.

 
Bonjour chers amis blogeurs. Vous avez, presque tous, reçu il y a quelques jours, un courriel de ma part vous informant que j'avais changé d'adresse E.Mail et que j'avais eu des difficultés avec l'adresse ancienne. C'est ainsi que certains amis, qui m'avaient envoyé, des anacdotes, des images et mêmes des voeux de bonne année, s'étonnaient de ne pas avoir eu de réponse ou de n'avoir pas vu leurs photos publiées. Vous savez maintenant tous pourquoi!

C'est ainsi que j'ai retrouvé le courriel envoyé par Monique DB..qui me disait ceci :

Michel,

Je ne sais pas si tu me boudes, mais mes deux derniers mails sont restés sans réponse... et j'en suis très très étonnée, malgré tout je suis toujours fidèle à ton site.

Pour faire suite des photos du col du Tichka et fréquantant à l'époque souvent la région, je ne résiste pas à te faire parvenir une photo début des années 1950 où l'on peut lire intégralement le texte. L'altitude du col est souvent variable...Il y avait aussi à l'époque une barrière de neige à Igherm Nougdal. Le car des transports BONICI arrivant devant la cantine de mes grands parents DROUIN. La montée du col ne devait pas être une partie de plaisir vu la quantité de neige et l'état de la route étroite.

A bientôt, amicalement. Monique DB  

Vous pensez bien que je me suis empressé de lui répondre et je la remercie, ici, de sa fidélité et de sa gentillesse. Voici les photos qu'elle avait joint à son envoi.

Barrière de neige à Igherm Nougdal vers les années 1950

Barrière de neige à Igherm Nougdal dans les années 50.

Col du Tichka vers les années 1950

Col du Tichka, années 50

car Paul Bonici arrivant à Igherm Nougdal

Un des cars Paul BONICI arrivant à Igherm

car Paul Bonici devant la cantine Igherm Nougdal

Le car BONICI devant la cantine

Merci Monique, ces photos me permettront de raconter qu'un hiver (mais je ne sais plus vraiment lequel.. je pense entre  1958 et 1961..) mon père qui était en tournée dans le sud du Maroc, comme souvent puisque c'était son boulot d'aller contrôler les postes et les transmetteurs  des stations radio du Grand Sud, était resté bloqué plusieurs jours - et je crois même deux semaines - dans la cantine de la Mémé...

Ma grand mère, ma mère, mes frères et moi nous nous faisions beaucoup de souci, car nous avions appris que même le chasse neige avait été enseveli sous une couche importante de neige...

Monique, si tu avais des renseignements complémentaires à nous donner, ils seront les bienvenus.

J'ai aussi, à la suite de l'article précédent, donné une réponse à Christian qui s'étonnait de ne rien trouver  avant Novembre 2005. Si vous êtes intéressé par ma réponse, vous devrez allez la lire dans les commentaires de HABIBA3.

Et comme je suis le roi de la transition, je vous annonce deux nouveaux chapitres du roman de Jean Frédéric

Voici donc le suite de HABIBA:

CHAPITRE 6

les images mortes

Pour les gens d’en bas il fait chaud et sec, c’est une autre belle journée.

Sur la terrasse, torse nu, le Roumi sirote son café à l’ombre des bougainvillées. Par terre, un journal aux pages jaunies. La femme, courbée sur ses semis, est habillée court. Il y a des papillons partout, des centaines de fleurs multicolores qui prennent leur envol et rendent visite à leurs voisines le temps d’un baiser.

Fils-de-Roumi se promène dans le champ de moutarde avec monsieur LeChien, un setter irlandais de cinq ans. Ils nagent de vague en vague sur une mer de pétales jaunes.

Pour les gens d’en haut, sur la butte, c’est très chaud, très sec. Une rude journée. L’eau se fait rare, il faudra marcher longtemps pour trouver un peu d’herbe. C’est dur, morose, même un peu tendu, mais Dieu est grand. On a plus de temps pour prier.

Vers midi le ciel s’est soudain obscurci et les oiseaux se sont tus. L’immense nuage qui s’en allait vers l’est n’avance plus mais descend, s’étale comme un amibe géant, une gigantesque méduse qui enveloppe tout le ciel et le plaque au sol.

Les criquets ! Des millions de millions de criquets. Le monstre bourgeonne en éruptions désordonnées… une chape stridente comme si on avait un rasoir électrique dans la tête… le froissement métallique des ailes qui frôlent, les pattes qui griffent… les paquets gluants qui tombent des branches dépouillées, vidées de leur substance… des grappes bouillonnantes dans les cheveux, partout, insectes entremêlés à l’infini, gigantesque copulation désordonnée, fébrile, des mandibules avides, des ventres pleins qui giclent de vert quand ils s’écrasent… les arbres défoliés, décharnés, plantessquelettes, tiges-épines, totems macabres érigés sur un champ de bataille où la mort sent le feu et la moutarde, où rampent à perte de vue ces nouveaux nécrophages et toujours ce bruit, cette vibration acide, pointue, tout le temps, partout, qui ronge, qui rend fou… et les cris, les courses, les feux, les pleurs des femmes, les youyous, les rires des enfants…

Les criquets ont effacé les champs, rasé la prairie, dévoré le foin, ils ont transformé la noualla en squelette de tipi, ils ont troué les couvertures, gâché l’eau et le lait, grignoté le cabot affolé… et ils sont repartis gonflés, gavés, repus et fécondés, pour une autre croisade.

Désolation. Consternation. Colère.

 (les gens d’en bas)

— Et merde de merde de merde !

— Cette idée de semer de la moutarde, je te l’avais dit…

— M’man, regarde, ça fait du caca vert !

(les gens d’en haut)

— Souviens-toi, femme, le criquet est un messager de Dieu. C’est le bras de sa colère. Vois et souviens-toi, le Très-Haut punit les mécréants, les infidèles et ceux…

— Le Hadj, ce que je vois c’est qu’il n’y a plus d’herbe !

— C’est vrai ça… Prions, ma femme.

La situation est grave, mais pour tout de suite on mangera des criquets grillés. C’est tout à fait comme des crevettes grillées (pour ceux qui ont déjà mangé des crevettes grillées).

Le Hadj, faisant preuve une fois encore de son éminente sagacité, décida qu’il était temps de reconsidérer le caractère de ses relations avec le Roumi. Certes ce dernier avait subi le même désastre, il avait perdu son champ de moutarde et ses tomates italiennes, son jardin était dévasté, ses draps changés en charpie mais son foin, sa provende, son avoine étaient à l’abri, les animaux hors de danger.

Il allait lui faire une proposition.  

Le Roumi trouva le marché acceptable : on disait du Hadj que c’était un honnête homme (à un incident de bois mort près), il ferait donc un bon gardien.

Sa fille, une petite bonne femme propre, disciplinée, très travaillante – elle s’appelle Habiba, précisait-il – ça serait bien pour des gens qui sont souvent absents, une si grande maison, elle nettoierait tout, partout, et elle garderait les chèvres quand on n’aurait pas besoin d’elle à la maison, et elle irait chercher l’eau, et…

En échange on tolérerait la khaïma  en haut de la butte, on regrouperait les troupeaux sur les pâturages du Roumi et on permettrait à Lalla Zouina de cultiver un petit lopin de terre pour les besoins de la famille. C’était d’accord.

Les hommes ne doivent pas s’emparer de la main des autres hommes et l’agiter sans considération. Non. Ils doivent se contenter de l’effleurer, d’en frôler les doigts tendus comme pour partager une étincelle fragile puis ils portent l’index aux lèvres. Bien que le Roumi eût négligé cet aspect des usages en broyant la main du Hadj ce dernier décida de faire preuve d’opportunisme :  l’accommodement restait valable puisque les bêtes étaient sauvées, qu’on allait pouvoir les faire brouter sur les terres épargnées par les criquets et que, finalement, il suffirait de bien laver la main souillée par l’infidèle pour sacraliser toute la démarche. 

C’est ainsi, grâce aux criquets, qu’Habiba put s’introduire dans le monde bizarre et fascinant des Roumis. 

C’est vrai que les Roumis étaient souvent absents et la maison vide. Alors, généralement le vendredi, informé on ne sait comment, Le Hadj avertissait Habiba ils seront là demain, tu sais quoi faire… et Habiba se rendait à la maison le lendemain matin… Non, plus exactement, elle prenait possession de sa maison dès que le jour pointait.

Elle y était chez elle, libre, seule, excepté monsieur LeChien et le canard boiteux (oui ! un canard qui boite, ça arrive…). Ces deux-là avaient le droit de baguenauder dans la cuisine quand la porte était ouverte, le premier pour une part de fraîcheur et le second pour sa part de miettes.

La tâche de Habiba consistait à tout nettoyer, la grande table, la cuisine, mettre de l’ordre dans les chambres, aligner les livres de la bibliothèque, polir le parterre de marbre au savon de Marseille, laver les carreaux, battre les tapis. 

La femme du Roumi lui avait tout montré, les recoins à ne pas oublier, les bibelots fragiles, la place de chaque chose, le nid des fourmis et comment plier les serviettes. Tout était tellement nouveau qu’elle absorbait tout sans véritable étonnement, sans surprise, comme le moteur à lumière qui se mettait en marche tout seul au crépuscule ou le frigo, comme ils disaient, une grosse armoire blanche qui gardait les aliments frais pendant des jours grâce à une petite lampe à pétrole allumée en dessous. 

Elle avait ouvert le frigo un jour et s’était collée les seins contre l’intérieur de la porte jusqu’à ce que ça fasse froid. 

C’était magique.  

Le plus bizarre c’était les chaises et ça aussi elle avait compris mais c’était arrivé par hasard. On lui avait dit – la femme du Roumi – qu’il fallait qu’elle disparaisse avant que la visite n’arrive. Pour son bien, pour la protéger des djinns et des infidèles, pensait-elle, mais cette exclusion la frustrait, elle aurait voulu les voir, ces gens, les regarder vivre, les entendre chanter, crier. Surtout les enfants. Les toucher. Mais c’était risqué, il ne fallait pas.  

Sauf qu’une fois on lui avait dit de rester pour aider au service et faire la vaisselle.

C’est là qu’elle avait compris les chaises. Au milieu de la pièce il y avait une grande table ronde, haute, aussi large qu’une roue de charrette, oh même plus, comme le rond du bouc autour du piquet. 

Le Roumi ce jour-là avait fait un méchoui au petit cochon et ils étaient tous là, assis autour de cette table, sur les chaises. Pas accroupis sur des nattes, pas assis en tailleur sur les tapis, pas étendus sur des coussins brodés, mais tiens, comme au dispensaire.

 

Quand c’est pas grave, au dispensaire, on fait la queue, l’infirmier te donne un cachet ou une cuillère de sirop et hop ! dehors. Et ça va mieux, même si on recrache dès qu’on est sorti. Mais quand c’est grave alors c’est le toubib Roumi qui dit « Assieds-toi là, sur la chaise » et alors il faut bien tousser, deux ou trois fois, pour être guéri.

Sur une chaise… c’est comme ça que se soignent les Roumis, et c’est aussi comme ça qu’ils mangent. Droits, raides, obligés… Comme dit Le Hadj, c’est peut-être ça, la différence, ils ne savent plus se baisser pour s’asseoir, ni se mettre à genoux pour prier…

Mais, pour Habiba, le plus fascinant dans cette maison c’était le piano. Un grand coffre en bois rouge avec des chandeliers en cuivre. On lui avait défendu d’en ouvrir le couvercle qui garde la musique enfermée, mais une fois elle avait osé…

 

Toutes ces bandes noires et blanches rangées l’une à côté de l’autre, on aurait dit les dents d’un immense sourire. Bien sûr, son doigt avait appuyé sur une des dents, une dent noire et bien sûr, le la dièse (à moins que ce ne fût un si bémol) avait résonné comme un coup de gong dans la maison vide et bien sûr, elle avait lâché le couvercle qui avait claqué comme un coup de tonnerre. On aurait dû l’entendre du jardin mais il ne s’était rien passé.

 Elle ne toucherait plus jamais le piano.

L’autre chose qui l’a frappée le tout premier jour, c’est les murs, ou plutôt les tableaux sur les murs. Partout, sur les murs autour des gens, il y a des portraits de gens qui regardent les gens. Ça, c’est vraiment gênant. Même quand la journée s’achève, que l’obscurité recouvre les fauteuils, le piano, tout, leurs yeux restent ouverts dans le noir.

Curieuses coutumes que celles de ces gens qui partagent également leurs morts entre le ciel, la terre et les murs du salon.

Quand ce sera ma maison je mettrai des tapisseries devant toutes ces images mortes qui entrent dans les cerveaux et regardent les rêves.

CHAPITRE 7

 
la poule rouge
 

Habiba reprenait possession de la maison dès la visite

Habiba reprenait possession de la maison dès la visite repartie. Pas en entier mais par petits bouts, par touches concentriques car le Roumi et sa femme étaient encore aux alentours pour un jour ou deux, voire une semaine, on ne savait jamais, et c’était toujours mieux de ne pas être trop près, dans leur ligne de mire. Ça leur donnait des idées.

Fils-de-Roumi retournait à l’école de la ville par le train du dimanche soir. Lui, elle le voyait peu, seulement de loin, car sa présence coïncidait avec celle des invités qu’il-nefallait- pas-déranger.

Un jour pourtant, le jour du méchoui, ils s’étaient trouvés face à face, presque cognés en ouvrant la porte de la cuisine. Leurs regards s’étaient à peine croisés, le temps de trouver une voie d’évitement. Il contourna l’obstacle, juste une ombre, un mobile sans intérêt. Elle le trouva très beau.

Habi, la gargoulette est vide !

Habi, tu iras déterrer des pommes de terre…

Habi, balaie le patio.

Habi, va suspendre les serviettes sur la corde à linge.

Habi, prépare la poule rouge…

La poule rouge…

Sur la colline il y a les poules du-dehors et les poules dudedans. En général les Roumis mangent les poules du-dedans. C’est parce que les poules du-dehors  se sont échappées du dedans et qu’elles sont très difficiles à attraper.

On sait bien que le chacal, lui, il attrape toujours les poules du-dehors et c’est pourquoi il y a parfois une poule qui mijote sous la khaïma, une poule du-dehors. Sur le dos du chacal !  

Mais il faut bien reconnaître qu’une poule du-dehors  c’est une poule du Bon Dieu : alors ou bien elle est pour le chacal ou bien elle est pour celui qui l’a attrapée avant le chacal.

Grâce à Dieu. Aujourd’hui c’est la poule rouge, une poule du-dedans, une vieille qui ne donne plus d’oeufs et qui coûte trop cher degrain si elle ne donne plus d’oeufs.

Ça caquette, ça court, ça saute, les plumes volent mais la rouge se retrouve vite coincée entre les genoux de Habiba. Elle a l’habitude, Habiba. Il faut être aussi vite que le chacal, il ne faut pas que ça fasse désordre. Les Roumis, eux, ou bien ils lui tordent le cou ou bien ils l’assomment d’un cou sec par en arrière, comme pour les lapins. Mais Habiba a appris la bonne manière. Il faut d’abord trancher la carotide avec soin – ça peut être laborieux si le couteau est émoussé – puis libérer la poule qui se livre alors à une course effrénée, zigzaguant dans tous les sens, butant contre les murs, le bec béant, les ailes en croix, jusqu’à ce que la dernière goutte de vie soit expulsée, que le coeur pompe à vide, que le malin ait quitté sa maison de plumes. Le duvet dans un sac, le foie, le coeur dans un bol, les pattes et les viscères au cochon, le poulet emballé d’un torchon humide et voilà ! Les mouches se disputent les taches de sang sur le sol, sur le mur, sur les mains.

 — Habi, va te laver les mains et rapporte de l’eau.

 Pour l’eau de la cascade c’est la petite gourde qu’il faut, une sorte de calebasse creusée dans une grosse courge, une amphore joufflue cerclée de cordelette de palmier nain que l’on transporte sur la tête. Il faut suivre le sentier jusqu’à la rivière de l’autre côté des amandiers et la longer jusqu’à la chute pour remplir la gourde sous l’avalanche indisciplinée de mousse et d’eau fraîche.  

Tu ne sais pas, petite Habiba, que ta silhouette, ta robe qui fait des vagues au rythme de tes hanches, le merveilleux équilibre de la gourde sur ta tête, les gouttes de cristal qui s’en échappent, tu ne sais pas combien cette image est belle, combien elle est en dehors du temps.

Mille, deux mille, dix mille ans… tu ne sais pas. Tu sais seulement qu’il faut faire attention en gravissant le sentier pour ne pas trébucher et te casser le cou.

— Habi, ça vient, cette eau ?

Habiba préfère aller chercher de l’eau l’été, quand l’oued est à sec et qu’il faut aller jusqu’à la fontaine du village. Elle y retournerait tous les jours si elle pouvait.

Il faut harnacher le bourricot, l’habiller de la double poche dans laquelle on peut loger deux jarres en terre cuite. Puis c’est le train-train jusqu’à la fontaine à l’entrée du village, une marche de deux heures, un monologue ininterrompu avec le bourricot qui l’écoute en hochant la tête et lui fait la grâce de ne pas trop renâcler au licou.

Elle lui raconte combien les Roumis sont bizarres et leur façon de s’asseoir quand ils ont faim, les visages des morts qu’ils accrochent aux murs, elle lui raconte Malika, son amie, qui sera peut-être à la fontaine aujourd’hui, et puis Fils-de-Roumi qui va sûrement la marier, et puis le cochon qui a coincé une poule contre l’auge et l’a proprement dévorée, que le Roumi ne la croira pas alors qu’elle lui dira qu’elle n’a rien vu, et que l’eau de la fontaine des Roumis ça vient sûrement d’un puits qui n’a pas de fond ou d’un oued sans début ni fin, ni été ni hiver, et que le soir, en revenant, elle en boira un peu parce que l’eau des roumis ça éclaircit la peau.

C’est le Roumi qui avait obtenu qu’on installe une fontaine près de l’entrée du village. C’était quelques lunes avant les criquets. On disait qu’il avait fallu des mois et des mois de palabres avec des gens importants mais le pacha, l’instituteur et le Roumi avaient finalement gagné.

Pendant des semaines on avait vu des ouvriers et des machines fendre la terre, creuser des nuages de poussière, faire jaillir pierres et roches, ensevelir des tuyaux. La tranchée était si longue qu’on n’en voyait pas le bout, même pas ceux qui habitaient au nord du village, tant les puisatiers avaient creusé longtemps. Mais ce qu’on savait c’est que la fontaine apporterait de l’eau tout le temps, été comme hiver, de l’eau de Roumi.

Ça avait donné lieu à une grande fête, avec des youyous et même une petite fantasia avec des coups de fusil. Deux jours durant, les enfants avaient été autorisés à manquer l’école. Ils étaient tous venus, hommes, femmes, garçons et filles, qui avec une gourde, un bidon, un seau cabossé, une outre cousue dans une peau de bique, ils étaient tous venus pour cueillir un peu d’eau de Roumi et la rapporter au gourbi.

 

— Habi, la gargoulette est vide !

 

A la fontaine, c’est toujours une petite fête, des saluts, des rires, des quolibets, une dizaine d’enfants, quelques femmes, des comment-ça-va-chez-vous-chez-nous-ça-va et des chez-nous-ça-va, oui, ça-va-grâce-à-Dieu, ça-va, et pas de queue désordonnée, pas de bousculade, pas de dispute, chacune passe à son tour, aidée par la suivante pour pencher la cruche, pour tourner la manivelle et soulever le levier qui grince à chaque hoquet.

Oui, Habiba aime bien aller chercher de l’eau.

 Mais ce jour-là il faisait presque nuit quand la petite déchargea l’âne, appuya les cruches contre le mur de la cuisine et les emballa de linge humide pour que l’évaporation en garde le contenu bien frais.

 … entraver Bourricot et l’attacher au piquet,

… jeter deux poignées de grain aux poules,

… assurer la porte des chèvres d’un bon coup de pied. 

Elle était contrariée, Habiba, d’humeur maussade : il y avait beaucoup de monde à la fontaine mais Malika n’y était pas. En plus qu’elle s’était fait mal avec une des jarres et pour finir elle avait oublié de garder pour elle un peu de l’eau de Roumi qui éclaircit la peau.

Elle se baissa, écarta la couverture qui obstruait l’entrée de la khaïma et pénétra sous la tente. Bouscula le cabot endormi qui émit une plainte de principe, s’accroupit près du panier de jonc où Lalla Zouina avait mis de côté pour elle une galette fendue en deux et arrosée d’une bonne rasade d’huile d’olive.

Elle commença à manger, la tête encore pleine des cris et des rires de la fontaine, indifférente au manège du Hadj qui allait et venait, agenouillé comme pour une prière, comme pour planter un grain de blé, puis un autre, puis un autre, dans le sillon tracé au milieu de sa femme.

 Bien, vous avez de la lecture pour la semaine....J'aimerais savoir, pour pouvoir le dire à Jean Frédéric, si certains d'entre vous le copie et l'imprime pour pouvoir le lire plus tard ou même "au lit".
 
Il me reste à vous souhaiter une bonne semaine, en pensant particulièrement à ceux qui présentent des problèmes de santé et continuer à vous inviter à m'aider pour illustrer les prochains articles...
Votre toujours MICHEL

 

25 mars 2012

Pas grand chose et HABIBA 3

Je l'avoue bien humblement, chers amis lecteurs, en ce moment je néglige un peu le  Blog. Surtout que certains d'entre vous ont certainement envie de lire la suite du roman que Jean Frédéric nous a offert.

Dans les commentaires certains se plaignent que cela ne parle pas assez de Marrakech et de ce que nous connaissons, mais d'autres me demandent la suite. C'est ce que je vais faire aujourd'hui.

Bernard a un peu dévoilé un projet qui se met en place. Jacques, qui a passé sa jeunesse à Marrakech et partagé certains souvenirs avec moi, à eu le courage d'écrire un récit de sa vie et de celle de sa famille qui se déroule justement dans les années qui nous intéressent : Celles de nos jeunes années. Il l'a appelé "CHKOUN ANA". C'est un pavé magnifique, que je suis en train de relire, que je vais scinder en plusieurs paragraphes et que je vais éditer sur le Bolg.. Notre Blog n'aura jamais mieux porté son nom..... Sinon je n'ai pas grand chose de nouveau à raconter sur notre chère ville et j'attends le retour des participants au "Serment des Brochettes" pour avoir ( je le souhaite) de nouvelles photos.

Un ami qui se trouve encore à Marrakech, Olivier cherche desespèrement des photos de classe du Collège Technique HASSAN II. Je n'en ai qu'une en ma possession et j'aimerais lui rendre service en lui faisant plaisir. Si donc vous en possèdez, n'hésitez pas à me les transmettre, peut être ne les a t il pas.

Dernière chose à vous dire : Mon adresse E.Mail était jusqu' ce jour chez "t-online.de". Rencontrant pas mal de problèmes pour récupérer les pièces jointes et les photos, j'ai envoyé un mail commun à tous ceux dont j'ai l'adresse dans ma boite d'envoi. J'ai reçu en retour 7 courriels m'annonçant que les adresse n'étaient plus bonnes. Donc si vous lisez cet article et que vous n'avez rien reçu de ma part cet après midi, c'est que vous êtes un de ceux la. Si c'est le cas recontactez moi, par l'intermédiaire du Blog, pour me donner une adresse valable qui me permettra de rester en contact avec vous.....

Je dois remercier Rafaéla qui m'a permis d'aider un de vous en me communicant une adresse et un N° de téléphone. L'intéressé a déjà été prévenu. Merci RAF de ta gentillesse et de ton engagement auprès de notre petite communauté.

Maintenant je vais vous abandonner et vous laisser lire tranquillement la suite de Habiba.

A bientôt. Toute mon amitiés et mes voeux de bonnes santé à ceux qui souffrent de divers maux . Ils se reconnaîtront aussi.

Votre toujours MICHEL

CHAPITRE 4

 

Le malentendu

Bien sûr, il se trompait…Le premier véritable contact du Hadj avec le monde des Roumis avait commencé par un terrible malentendu. Un malentendu tel que personne, des années plus tard, n’aurait admis qu’il y avait eu malentendu, chacun étant encore convaincu que la vraie vérité était de son côté.

Un matin le Roumi avait vu Le Hadj ramasser du bois mort et l’avait traité de voleur. Le Hadj l’avait pris de haut :

— Je suis Hadj, moi, et Le Hadj n’est pas un voleur !

À son tour, le Roumi avait levé le nez :

— Mais môssieur Le Hadj-Moi  , tu es quand même en train de piquer mon bois mort !

— Le bois mort appartient à Dieu, et personne ne peut voler ce qui n’appartient qu’à Dieu.

 Un cran de plus, sur la pointe des pieds :

 — Mais môssieur le Hadj, tu récoltes le bois mort de Dieu sur ma propriété !

Poil raide, faces rouges, la crête bandée, les petits yeux, on aurait dit deux corneilles se disputant un crapaud mort. Le ton s’était durci, les décibels se heurtaient, les mots les plus simples devenaient abstraits, les qualificatifs croisaient les menaces…

 Bouleversé, Le Hadj.

 De retour à la khaïma il marmonnait encore :

 — La terre appartient à Dieu et personne ne peut prétendre posséder ce qui n’appartient qu’à Dieu.

 Il avait pris Dieu et Lalla Zouina à témoin. Il ne comprenait pas ce que ce type voulait. Son père et sa mère avaient vécu sur ce bout de terre, ils en avaient ramassé le bois mort, ils en avaient récolté le foin, ils en avaient bu l’eau depuis des lunes…

Même que El Katib, son vénéré père, que Dieu le garde, était enterré là, au bout du champ.

Alors ?

 Soucieux, Le Hadj.

 Presque fâché.

 Non… Très fâché !

 « L’univers c’est la propriété de Dieu ! C’est Dieu qui fait la terre, le bois et les rivières. C’est Dieu qui décide si tu habites là ou si tu habites là-bas. Qui aurait l’audace de voler Dieu ? Ce Roumi est complètement fou !»

 « Qui es-tu donc, le Roumi, pour offenser Dieu, pour oser dire ma terre ? Crois-tu être l’égal du Seigneur ? Es-tu immortel ?»

 « Avant même que ne meure ton fils tout ici aura changé, ta ferme aura disparu, tes champs seront dévorés par le village, ta maison sera démolie et les murs dispersés pierre après pierre.  Les arbres auront poussé, grands, on les aura abattus, brûlés en charbon, mais les rochers seront toujours là, la pluie et les larmes des hommes les auront lavés des traces de pieds, des injures et de la boue.

 Les pistes qui ont vu passer les caravanes, les cascades qui ont baigné les femmes de Mahomet, les dalles qui résonnèrent au martel des sandales romaines… elles seront toutes là demain et témoigneront de la décadence de ton peuple, la fin de ta race, de ta civilisation et assisteront à l’émergence d’une autre dans un autre siècle, dans une autre vie.»

« Même cette mousse minuscule, ce petit brin de lichen entre les deux plis de schiste, ce rien poussera encore dans deux mille ans sur la même racine, sur la même ventouse incrustée là, dans le roc, depuis mille générations.»

Mais il n’y avait ni dieu ni femme pour entendre Le Hadj.

Il se rappelait bien le jour où la fourgonnette était apparue au loin, la première fois, comme un petit bousier besogneux dans un nuage de poudre orange. Elle avait contourné le bosquet d’eucalyptus sur la gauche, traversé le massif des figuiers de barbarie, cahoté le chemin de poussière jusqu’à l’éperon d’ardoise et s’était enfin arrêtée dans la plaine en contrebas, au pied de la butte aux amandiers, à dix pas de la cascade.

Puis rien.

Comme si la coquille craignait de sortir son escargot.

Enfin une porte s’ouvrit, un homme en descendit. Il était loin mais on pouvait distinguer qu’il était très grand et portait un chapeau blanc à rebords, comme un casque colonial.

Il fit quelques pas, l’autre porte s’ouvrit, une femme en culottes courtes descendit à son tour, puis un enfant – guère plus grand que Habiba – qui se précipita vers la cascade.

L’homme et la femme le rejoignirent ; ils restèrent un bon moment là, tous les trois. Lui faisait de grands gestes, montrait les arbres, la colline, les nuages, le ciel.

Sans aucun doute, des blancs, des Roumis. Ils revinrent bientôt à la fourgonnette, s’arrêtèrent et regardèrent vers le haut de la butte. Le Hadj, sa femme, la petite et grand-mère Amina, ils vivaient tous là-haut, sur la colline des figuiers de Barbarie.

Leur maison, la khaïma, ils la déplaçaient chaque printemps de quelques dizaines de mètres pour que le bouc au piquet puisse dessiner de nouveaux ronds dans l’herbe neuve. De là où ils se tenaient, les Roumis les voyaient clairement, lui, debout devant la tente, Lalla Zouina un peu en retrait et Habiba-bijou qui courait en rond autour du chien…

Les gladiateurs s’observaient, chacun d’eux campé carré sur son bout de certitude. Ni le Roumi ni le berbère pouvaient distinguer l’expression du visage de l’autre, le doute ou le défi dans les yeux de l’autre, ni même la couleur de la peau de l’autre, mais la tension était là, malgré la distance.

L’homme leva la main, probablement pour une sorte de salut. Le Hadj hésita, puis leva la main à son tour, bien à plat, bien verticale.

Si on le lui avait demandé, il n’aurait pas su répondre s’il avait juste rendu un salut ou s’il s’était instinctivement mis sous la protection de la main-de-fatma qui repousse le malin.

Mais les Roumis – il en était sûr maintenant, il ne pouvait s’agir que de Roumis – remontaient dans la fourgonnette qui disparut bientôt au détour des eucalyptus.

Lalla Zouina voulait comprendre, elle grattait à vif, comme toujours, elle n’arrêtait pas, ça faisait mal…

— C’était qui ?

— Comment le saurais-je ?

— Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

— Je n’en sais rien.

— Est-ce qu’ils vont revenir ?

— Dieu seul le sait !

— Dis moi… Dieu ne permettra pas que des Roumis – elle avait dit les infidèles – viennent s’établir ici ?

— Femme, ce que je dis c’est que Dieu sait ce qui est juste,

Dieu ne laisse pas se mélanger le ciel et la mer…

— Mais toi, toi…

— Moi, je dis que tu ne dois pas discuter de ce qui est du ressort de Dieu ni même de ce qui est du ressort des hommes.

Puis, après un moment de réflexion :

— …tu prépareras le thé quand ils reviendront.

C’est le gendarme qui était revenu, avec le caïd du village, deux hommes armés et une valise de papiers. Le Hadj, sa femme, sa fille, sa tente, ses chèvres, son âne, sa vache et ses poules étaient priés d’aller s’établir ailleurs dès la récolte de foin terminée.

Évidemment, Le Hadj n’avait pas vraiment déménagé. La noualla des chèvres avait été démontée et reconstruite en contrebas, derrière la butte. La khaïma était toujours là, mais on ne voyait plus ses occupants. C’est comme s’ils avaient changé l’orientation de leur tanière et, avec elle, celle du jour qui se lève, celle des ombres du soir, celle du sentier de leur existence quotidienne.

Entre-temps, le Roumi avait débarqué avec une poignée d’ouvriers et commencé à construire une maison près des eucalyptus, là où la rivière forme d’un méandre serré un petit lac avec une cascade au bout.

Deux mois plus tard le toit était posé et du linge séchait sur une corde tendue entre l’éolienne et une cabane en tôle ondulée qui servait de remise.

Un chien roux aux longues oreilles surveillait les culottes et les draps quand il n’accompagnait pas le garçon dans ses pérégrinations sur le sentier des mimosas.

En bas, on préférait ne rien voir, ne rien savoir des gens d’en haut, les croire partis, voire transparents, surtout quand la vieille, la grand-mère Amina, apparaissait au crépuscule comme femme de Loth sur son piton rocheux, houspillant de ses youyous le soleil disparu, les impurs, son pauvre mari défunt, Que Dieu ait son âme, et toutes les calamités responsables de sa grande solitude. Une vieille folle.

En bas, dans la cheminée de la maison des Roumis, une grosse bûche finit de se consumer. Là-haut, sur la butte, la menthe et la chiba infusent dans la théière noircie. Le chien jaune s’est endormi. Tout en haut, au dessus du ciel, au dessus de l’infini, le temps a suspendu son tic-tac.

Si on avait su… on aurait peut-être laissé le temps prendre son temps.

 CHAPITRE 5

 

 L’épouvantail

  l’herbe était noire;

les grelots des troupeaux palpitaient vaguement,

une immense bonté tombait du firmament… ( Victor HUGO)

 Tout est tranquille, silence… L’épouvantail s’ébroue. Habiba se laisse glisser de son trône et file vers la droite, contourne la noualla aux chèvres. Le chien n’a pas bougé. L’ombre court, aveugle, terre noire, ciel noir, ses pieds connaissent le sentier par coeur, les cailloux, le petit fossé, le buisson d’aubépines, tout son corps sait, son coeur bat la chamade, des bribes de voix, ses oreilles la guident. Elle ne craint ni le chacal ni le scorpion, la perdrix qui dort ne bronchera pas d’une plume.

Arrivée au pied de l’escalier, sous les fenêtres qui projettent des carrés d’or dans la nuit, cachée par le rai noir du grand eucalyptus, elle s’assied en tailleur, les bras autour des jambes, le menton sur les genoux.

Ce n’est plus qu’un oeuf en chiffon, un oeuf qui écoute, qui attend que l’autre monde envahisse sa coquille.

Une fugue de Bach glisse de la porte entrouverte, un rire d’enfant, quelques mots, inintelligibles… Une musique insolite, un chapelet de perles qui dansent dans la tête et brodent des phrases dans une langue inconnue, loin des violes et des tambourins en peau de bique, un doux poème qui se rit de la plainte du luth, qui enlace, qui berce.

Elle ne me dit rien cette musique.

Elle ne me parle ni des récoltes ni de la rivière, ni des montagnes ni des ténèbres, elle ne me parle ni de la danse, ni de l’oiseau ni des pieds nus.

Les fantômes ont la peau claire, le visage imberbe et la chevelure dorée. Je veux m’endormir sur le mystère, la brume est douce, ma tête tombe, mon corps se dissout, mes rêves sont couleur de nuit.

J’ai si peur.

Habiba rit, elle qui n’ose pas rire, elle rit la main devant la bouche, la joie, les yeux écarquillés, le front brûlant. Elle est blottie dans le fauteuil devant la grande cheminée, il est là lui aussi, il sourit, les chèvres gambadent, patinent sur le parterre de marbre, grimpent sur la bibliothèque. L’homme au piano se retourne, immense, large et fort, son visage est bleu avec des sourcils oranges qui lui barrent le front et  circonflexent ses yeux de braise. Ses mains ciselées dans la pierre, enluminées au henné, volent sur la plage rayée de noir et blanc, animent des nuages de notes, soulèvent des volutes d’encens, des bouffées de fleur d’oranger.

Habiba, la musique te déshabille, la bouche de la musique te baise et son souffle fait voler tes cheveux. Et la  musique égorge les chèvres et le sang coule, coule, couleur de lait.

Une voix, au loin …

— Habiba-a !

Le rêve explose, le coeur de l’épouvantail recommence à battre, la pluie Habiba, il pleut, éveille-toi, la forme se redresse, cours Habiba, la maison disparaît dans le noir, un brin de lune  froide peint la nuit en bleu, glisse-toi sous la tente, sous les couvertures et pleure, Habiba, c’est bon de pleurer, c’est doux comme la chaleur du sein.

Le chacal jappe à l’orée du bois d’amandiers.

Un jour, j’habiterai cette maison. Oui, je l’habiterai ! Je le jure !

   

 

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